– Imagine une anguille géante, lança Sébastien Tevla pendant qu’il courait le long de la Meuse en compagnie de son ami Saturnin Peutrop.
– Oui, et alors ?
– Une anguille si grosse qu’elle prendrait tout le lit de la Meuse dans sa largeur.
– Ce serait vraiment une grosse anguille !
– Ça, oui ! Selon toi, quelle serait la longueur d’un tel bestiau ?
– Je ne sais pas. Tu as la réponse ? demanda Saturnin Peutrop.
– Non.
Sébastien Tevla, chauffeur livreur pour une des rares entreprises sedanaises qui survivaient à la crise, courait pour compenser ses trop longues heures assis au volant de sa camionnette. Il n’avait pas été difficile de convaincre son ami à venir s’entraîner avec lui. Saturnin Peutrop, ouvrier tourneur fraiseur, était d’ailleurs le parfait coureur social, celui qui court parce que des Sedanais courent le samedi matin, et surtout parce que son ami Sébastien Tevla courait aussi ce jour-là.
– Tu n’as vraiment pas la réponse ? insista Saturnin Peutrop.
– Non, pas du tout.
– Ça, c’est embêtant !
– Pourquoi ?
– Parce que je voudrais vraiment savoir combien pourrait mesurer une telle anguille.
Cette envie de savoir n’était pas du tout liée à leur activité du dimanche matin – la pêche, qu’ils pratiquaient avec leur ami commun Vincent Eplusse -, elle venait du goût immodéré de Saturnin Peutrop pour les données chiffrées. Car, si Saturnin Peutrop était un coureur moyen, un pêcheur moyen, un ouvrier normal, bref un Sedanais transparent, il avait la passion des nombres. Une passion bien particulière quand on sait qu’il n’était pas bon en calcul.
– À ton avis, continua Saturnin Peutrop, l’anguille pourrait mesurer cent mètres ou carrément dix kilomètres ?
– Dix kilomètres ! Quel monstre, ce serait !
– Elle ferait alors dix kilomètres ?
– Non, je n’en sais rien. Je te le répète, je n’en ai aucune idée. Et tu sais, moi non plus, je ne suis pas bon en calcul, surtout quand je cours.
Saturnin Peutrop, mauvais calculateur et pourtant amoureux des nombres, savait, à l’atelier, respecter ce que les machines lui demandaient en chiffres et en précision. Mais cela ne l’empêchait pas d’écouter avec plaisir, même sans le comprendre, un cours de mathématique donné sur internet ou l’énonciation de Pi pendant plusieurs heures de suite en musique de fond.
– Alors, d’après toi, poursuivait Saturnin Peutrop, l’anguille devrait mesurer quelque chose entre cent mètres et dix kilomètres.
– Certainement.
– Ah la la ! J’aimerais tant savoir exactement combien!
Car, Saturnin Peutrop, même s’il était inapte au calcul, était malgré tout un véritable esthète des chiffres, qui rêvait à de belles suites, qui s’extasiait devant de vaillantes combinaisons. C’est dommage, avait-il dit un jour de façon impromptue, mais je ne pourrais jamais vivre la journée du premier février de l’an 3456. Saturnin Peutrop était aussi particulièrement sensible aux heures palindromes. Si, par un coup d’œil distrait, il remarquait qu’une horloge numérique affichait 13 heures et 31 minutes ou 15 heures 51, Saturnin Peutrop était aux anges pour le reste de la journée.
– Tu penses que Vincent aurait la réponse ? demanda Saturnin.
– Vincent ? Vu son boulot de comptable à son compte, il devrait sans problème te fournir la solution en moins de deux.
Tout d’un coup, la foulée de Saturnin augmenta légèrement. Sébastien, surpris, réussit à rattraper son camarade, mais cela ne pourrait durer trop longtemps.
– Vincent ? Il est chez lui en ce moment ?
– Le samedi matin, il bricole sur l’une de ses 4L pourries.
Saturnin Peutrop accéléra visiblement son rythme, laissant derrière lui son ami. Sébastien Tevla le vit s’éloigner à une vitesse qui lui était inconnue jusqu’alors.
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Il était hors de question de courir derrière Saturnin et d’aller ainsi des prairies de Wadelincourt jusqu’au village d’Illy où Vincent Eplusse entreposait dans un hangar une dizaine de vieilles Renault 4L.
Quand Sébastien Tevla arriva en voiture chez Vincent Eplusse, celui-ci et Saturnin Peutrop dégustaient devant l’atelier leur deuxième bière. Saturnin avait un grand sourire. Il savait. Vincent lança :
– Tiens, te v’là !
– C’est tout simple, fit Saturnin qui ne pouvait attendre. Si on prend la longueur de l’anguille exceptionnelle que tu as pêchée la semaine dernière, c’est-à-dire un mètre. Et si on considère que la Meuse, disons, au pont de la Gare à Sedan, est large de soixante mètres. Alors, eh ben, … Comment fait-on déjà ? demanda-t-il à l’ami Vincent Eplusse.
– Tu dois t’occuper de la circonférence de l’anguille pour connaître son diamètre, répondit Vincent.
– Oui, c’est ça, la circonférence… vingt centimètres … et son diamètre … Bon, eh beh … une anguille aussi large que la Meuse devrait mesurer 952,38 mètres de long, déclara-t-il en montrant le pare-brise poussiéreux d’une 4L rouge pompier sur lequel Vincent Eplusse avait du doigt tracé ses calculs.
– Oh, seulement ! fit Sébastien. Pas même un kilomètre ! C’est presque décevant.
– Veux-tu une bière ?
Pendant toute la semaine au volant de sa camionnette, Sébastien Tevla ne cessait de penser à ce qu’il s’était passé le samedi matin et à l’explosion sportive de son ami Saturnin Peutrop. Le vendredi soir, la veille donc d’un nouvel entraînement avec Saturnin, Sébastien alla voir le comptable à son compte, Vincent Eplusse. Il lui exposa ce qu’il avait ruminé sept jours durant.
– Tu comprends, c’est presque incompréhensible ! Saturnin n’a jamais fait preuve d’une aptitude particulière à la course et encore moins à de telles accélérations sur une telle distance.
– Sais-tu, demanda Vincent Eplusse, à quelle heure il t’a largué ?
– Oui, largué, c’est vraiment le mot. Il devait être vers les onze heures.
– Il s’est pointé chez moi à 11 heures 25. Soit en gros une course de vingt-cinq minutes. Si on estime la distance entre Wadelincourt et Illy de huit kilomètres, environ… eh ben notre lascar… notre lascar aurait… aurait fait du … grosso modo du 20 kilomètres à l’heure.
– Quoi ! Mais c’est ce que les champions font au Sedan-Charleville. En 1998, le Kényan Ondieki a fini la course en 1 heure 11 minutes et 46 secondes, soit une vitesse moyenne de 20 kilomètres 250 mètres à l’heure.
– Alors Saturnin est un champion.
– Il n’aurait pas fait du stop ?
– Il m’avait l’air quand même un peu essoufflé !
– C’est quand même incroyable ! À l’idée de pouvoir obtenir la réponse à un problème qui le titille, il serait capable de fournir un effort quasi surhumain !
– Ça y ressemble. Le plus simple est de renouveler l’expérience. Demain, lors de ton entraînement avec Saturnin, pose-lui un autre problème. Je serai exceptionnellement à la terrasse du Roy de la Bière à Sedan, à l’heure de l’apéro.
Sébastien Tevla passa une partie de la nuit à imaginer un problème suffisamment chiffré et raisonnablement intéressant pour faire partir Saturnin Peutrop au galop. Il s’endormit contrarié sans avoir rien trouvé, mais le samedi matin au petit-déjeuner, l’idée jaillit dans son cerveau sans crier gare. Sébastien la trouva si bonne qu’il était lui-même prêt à courir de suite et rapidement chez le comptable à son compte Vincent Eplusse pour en avoir le fin mot. Le chauffeur livreur calcula son coup, l’endroit où il poserait le problème à Saturnin, là où il placerait un vélo afin de pouvoir suivre Saturnin jusqu’à la terrasse désignée par le troisième ami. Très vite, il se retrouva en train de courir avec son ami. Arriva le moment fatidique.
– Tu sais quoi, Saturnin ?
– Non. Quoi, Sebastien ?
– Ça t’est déjà arrivé de trouver une pièce par terre.
– Pas très souvent, car il paraît que j’ai toujours la tête en l’air. Mais l’année dernière, alors qu’il pleuvait et que je baissais le nez, j’ai trouvé une pièce de cinq centimes.
– Et qu’est-ce que tu as fait ?
– Ben, je l’ai ramassée, pardi. Je ne suis pas de ces snobs qui refusent de se baisser pour quelques centimes.
– Tu as bien fait. Et tu sais pourquoi ?
– Non.
– Parce que, d’après moi, c’était bien payé.
– Ce n’était que cinq centimes.
Sébastien Tevla ne réagit pas afin d’amener Saturnin Peutrop encore un peu plus vers l’endroit où devait commencer la véritable course, le grand sprint vers la terrasse du Roy de la Bière.
– Cinq centimes, oui, reprit Sébastien. Oui, mais imagine ton salaire horaire.
– Mon quoi ?
– Ton salaire horaire ! C’est sûr, ça t’a pris pas même une minute pour ramasser la pièce…
– Bien moins qu’une minute !
– Alors quel est ton salaire horaire quand tu te penches pour ramasser cinq centimes d’euro ?
– Je ne sais pas. Et ne me dis pas que, toi non plus, tu ne le sais pas.
– Je suis désolé, mais je n’en ai aucune idée.
– Tu crois que Vincent pourrait nous faire le calcul.
– Sans aucun doute !
– Il est dans son hangar à Illy ?
– Non, ce matin, il est à la terrasse du Roy de la Bière.
Et sans ajouter un mot, Saturnin Peutrop s’écarta du chemin de course, entama une formidable accélération en direction du centre-ville de Sedan. Sébastien Tevla regarda sa montre. Il arrivait juste au vélo qu’il avait caché sur le bas-côté, l’enfourcha et pédala vers la conclusion de l’expérience. Il dut quand même mouliner sec pour rattraper Saturnin et ne pas le perdre. Au carrefour de la place Nassau, Saturnin coupa la circulation sans tenir compte des voitures. Des klaxons se firent entendre. Sébastien dût respecter le code de la route et s’arrêter au feu rouge. Quand il arriva au Roy de la Bière, Saturnin et Vincent Eplusse riaient de bon cœur une chope à la main.
– Ah, te v’là, fit le comptable à son compte Vincent Eplusse en regardant sa montre.
– Sébastien, dit Saturnin en brandissant un sous-bock sur lequel des calculs avaient été gribouillés, on a bien raison de ramasser les centimes par terre, car le salaire horaire est très honorable.
– Salaire brut ou salaire net.
– On s’en fout, c’est au noir !
Vincent Eplusse prit un autre sous-bock pour griffonner un autre calcul. Sébastien Tevla ne savait pas où donner de la tête : entre Saturnin qui allait livrer la réponse à un problème qui l’intéressait vraiment et Vincent qui allait confirmer ou non l’hypothèse qu’ils avaient formulée ensemble.
– Vincent a jeté une pièce par terre, je l’ai ramassée : ça m’a coûté trois secondes. Avec cinq centimes, et beh ça fait un salaire horaire de soixante euros de l’heure. C’est vraiment chouette, tu ne trouves pas ?
– Si si, répondit Sébastien en regardant Vincent.
– Du dix-neuf kilomètres à l’heure, affirma le comptable à son compte.
– Du dix-neuf à l’heure !
– C’est certes moins que du vingt kilomètres à l’heure, mais c’est quand même plus que pas mal.
– Peut-être que le problème n’était pas suffisamment intéressant.
– Ou peut-être que tu n’as pas su faire monter la pression, ajouta Vincent.
– Mais de quoi vous parlez, tous les deux ? demanda Saturnin.
– On dit qu’on va t’inscrire pour le prochain Sedan-Charleville, s’écrièrent les deux autres amis.
On expliqua à Saturnin Peutrop qu’il était un phénomène à la fois physiologique et psychologique. Tous ces grands mots firent tourner la tête à Saturnin qui ne comprenait rien. On réexpliqua de façon chronologique en utilisant des mots simples, des hypothèses pas trop compliquées, mais surtout une conclusion claire et nette :
– Tu es capable de gagner le Sedan-Charleville si Vincent et moi, on t’accompagne. Si moi, je te suis à vélo pendant la course et si à certains moments je te pose le genre de problèmes qui te font partir au quart de tour. Et si quelques kilomètres plus loin, Vincent, sur une mobylette t’attend pour te donner la réponse.
– Il n’est plus possible d’accompagner les coureurs à vélo, précisa Vincent. Encore moins à moto.
– Mais à quoi me servirait de gagner le Sedan-Charleville ? demanda naïvement Saturnin.
Devant une telle simplicité, quatre bras jusque-là enthousiastes retombèrent ainsi que les épaules. Il fut préférable de commander de nouvelles bières et une planche avec du saucisson sec.
La vie reprit son cours habituel : courses à pied pas très excitantes, surtout hygiéniques, parties de pêche dominicale, livraison du chauffeur livreur, fabrication de pièces métalliques par le tourneur fraiseur, cahiers de compte sous forme de fichiers numériques réalisés par le comptable à son compte. Jusqu’à la pause casse-croûte d’une matinée de pêche au bord de la Meuse le long de la Voie verte. Les trois amis virent arriver un tandem à un seul passager. Ils reconnurent évidemment Raoul Mapoule, le célèbre cycliste ardennais qui passait sa vie à faire des allers-retours le long de la Meuse dans les limites du département. Raoul ne les vit pas, car il semblait dormir sur son tandem, et continua son chemin.
– C’était bien Raoul Mapoule ? N’est-ce pas ? demanda Saturnin Peutrop.
– Il me semble, dit Sébastien Tevla.
– Je crois qu’on peut l’affirmer, conclut Vincent Eplusse.
– Ça me rappelle les articles dans l’Ardennais qui ont raconté son exploit : remonter la Voie verte de Givet à Mouzon sur son tandem les yeux fermés. Quelle aventure !
– Ah, ça, oui, c’est un truc incroyable ! Mais vrai ! J’y étais.
– Tu y étais ?
– Oui, confirma Sébastien. J’étais sur le bord de la Voie verte, par très loin de l’écluse à Torcy. Il y avait du monde. On était là pour l’applaudir.
– Moi aussi, je l’ai vu, ajouta Vincent. J’étais un peu plus loin après le pont de la gare. On lui criait : « Ça roule, ma poule ! » Tu pouvais voir que le Raoul avait un grand sourire. Il était heureux. Il était fier. Il savait qu’il réussirait son exploit. Qu’il gagnerait sa course. Qu’il aurait son heure de gloire, même si celle-ci devait durer quelques minutes.
– Ah beh dit donc ! conclut Saturnin.
Le casse-croûte fini, on se remit à cette activité de méditation qu’on appelle la pêche. Méditation troublée au bout d’une heure par Vincent Eplusse :
– Qu’est-ce qu’il se passe, Saturnin ? Tu n’as pas l’air concentré sur ton bouchon.
– Je repense à Raoul Mapoule, dit Saturnin. Ce doit être quand même sympa de vivre une aventure sportive d’une telle ampleur.
– Ah ça, répondirent les deux autres amis.
– Alors, je me disais que ça ne me déplairait pas, finalement, de faire un truc semblable.
– Tu penses à quoi ?
– Au Sedan-Charleville, répondit Saturnin Peutrop qui sentait un instant sa tête tournée comme s’il avait un peu bu.
Le soir même, Sébastien Tevla et Vincent Eplusse établirent un plan de campagne. Le mois de juin était déjà bien entamé, il restait donc l’équivalent d’un trimestre pour préparer physiquement et mentalement Saturnin à la course à pied, trouver de bons problèmes chiffrés, armes secrètes et fantastiques accélérateurs, sans oublier régler la part administrative de l’affaire : inscrire évidemment le coureur auprès des organisateurs de la course, mais avant tout fournir l’indispensable certificat médical pour tout coureur non licencié. Il faudrait aussi étudier le parcours du Sedan-Charleville pour savoir combien de problèmes il serait, stratégiquement, nécessaire de poser, leur répartition, où, et quand on pourrait délivrer les solutions tout au long de la course de manière hautement efficace.
– Mais au fait, demanda Sébastien, quelle sera la date de la course ?
– Le cinq octobre, répondit Vincent toujours très au courant de l’agenda ardennais.
– Un jour qu’on pourra fêter au champagne !
– Vive le Sedan-Charleville !
– Vive les Ardennes !
– Vive la France !
Sébastien Tevla s’occuperait de l’entraînement physique à raison d’un minimum de trois courses par semaine. Vincent Eplusse surveillerait l’alimentation de Saturnin et, évidemment, réfléchirait aux problèmes et aux solutions. Tous les deux travailleraient à la préparation mentale du coureur.
Dès le lendemain, Sébastien Tevla et Vincent Eplusse accompagnèrent Saturnin Peutrop chez le médecin traitant du coureur pour qu’il délivre le certificat médical de non-contre-indication de la pratique de la course à pied en compétition, document sans lequel le projet ne pouvait voir le jour. Le praticien était déjà en vacances. Commença alors la tournée des médecins de Sedan. Le docteur Théophile Defer était trop strict et réforma Saturnin. Le docteur Amédée Sonjeté était trop pessimiste et chercha à décourager Saturnin de commencer la course, puisque lui-même ne se voyait pas courir jusqu’à Charleville. Le docteur Roger Paltemps ne les reçut même pas. Ils allèrent jusqu’à Bazeilles chez le docteur Irène Debeauté qui les reçut simplement, gentiment, qui fit calmement son métier en auscultant Saturnin, en lui posant les bonnes questions, et qui, finalement, lui signa un certificat médical en lui souhaitant bonne chance.
Pour mettre Saturnin d’emblée dans de bonnes conditions psychologiques, on lui demanda ce qui pourrait lui faire plaisir avant et pendant la course. Saturnin n’en avait aucune idée. Cependant, il se creusa la tête et, à défaut d’idée, sortit sans savoir vraiment pourquoi :
– Un beau dossard.
– Un quoi ? fit Sébastien.
– Un beau dossard pourrait me mettre de bonne humeur pour courir.
– Mais, Saturnin, les dossards ne sont pas beaux. Ils sont seulement fonctionnels. Un bout de papier renforcé ou de plastique imprimé, pas plus.
– Je crois, intervint Vincent, savoir ce à quoi pense Saturnin.
– À quoi ? demanda Sébastien.
– À un beau numéro de dossard.
– Exactement, fit Saturnin, un beau numéro.
Commença alors une discussion pour savoir ce que pouvait être un beau numéro de dossard. Beau ou bon numéro ? La discussion fut un peu compliquée, et même peu intéressante, sauf pour les curieux. Si vous n’êtes pas curieux, sautez ce paragraphe. Mais si vous êtes désireux d’apprendre ce qui s’est dit, lisez ceci. Saturnin se mit à rêver à un dossard palindrome avec le numéro 545 ou 787 ou même 1221, voire 1331, mais craignait d’être finalement distrait de la course par son propre dossard. Sébastien émit le souhait d’un dossard symbolique et régional avec le numéro 08, mais se reprit aussitôt en avouant qu’un tel zéro en première position sur un dossard n’existait pas, et tant pis pour les Ardennes. Vincent proposa un numéro à forte densité, du genre 888, que Saturnin trouva joli, mais trop lourd à porter. Le numéro 1 devait déjà être pris, et, en fait, ne pouvait correspondre à la discrétion naturelle de Saturnin. Je vous épargne finalement tout le reste de la conversation, puisque finalement, on s’en remit au hasard de l’inscription et qu’il suffirait d’attribuer au numéro obtenu une valeur esthétique a posteriori.
Quelques jours plus tard, Sébastien Tevla et Vincent Eplusse allèrent officiellement inscrire Saturnin Peutrop à la course du Sedan-Charleville. Ils auraient pu le faire par internet, mais préféraient se rendre dans les bureaux de l’association organisatrice Courir en Ardennes. À tout hasard, Sébastien demanda si le dossard numéro 1 était libre. On lui répondit qu’il avait depuis bien longtemps été attribué, tout comme les numéros 2 et 3.
– Et le 4 ? demanda Vincent Eplusse.
– Lui aussi n’est plus disponible. Plus de 1, ni de 2, ni de 3 et pas même de 4. Mais si vous tenez à ces chiffres, je peux inscrire votre ami sous le dossard 1234.
– Ce sera parfait, conclut le comptable à son compte qui savait, lui aussi, être sensible à la beauté des nombres.
Saturnin était ravi de cette belle suite, sans chichi, pleine de logique, qui pousse de façon élégante à l’effort, qui vous oblige pour ainsi dire à une vraie performance de sportif. Bref, tous semblaient heureux, confiants. Tout paraissait réglé quand Sébastien Tevla, l’air soudainement contrarié, dit :
– Il nous faut un sponsor
– Mais pourquoi ? demanda Saturnin.
– Saturnin peut bien courir avec son équipement habituel, ajouta Vincent.
– Oui, mais, comprenez-moi, si Saturnin a un sponsor, il fait partie des gens sérieux, des professionnels de la course à pied. Et ça, ça peut intimider les coureurs. Ça en impose, aux sportifs comme aux supporters.
– Pourquoi veux-tu que j’en impose aux autres ?
– Saturnin, insista Sébastien, c’est une histoire de guerre psychologique.
– Ah, releva Vincent, Sébastien marque un point.
– Oh vous savez, conclut Saturnin, moi, je m’en fous.
L’affaire était donc décidée : on partirait à la recherche d’un sponsor qui pourrait payer à Saturnin un équipement complet avec des chaussures hyperperformantes qui lui permettraient de faire des foulées de sept lieues, de voler au-dessus de la piste. Mais au bout d’une semaine à frapper à toutes les portes des entreprises du Sedanais au début, puis à celles de tous les commerces par la suite, personne n’était prêt à financer l’équipement sportif d’un coureur aussi inconnu que Saturnin Peutrop. Même son employeur ne voulait pas parier sur les capacités sportives de son tourneur fraiseur.
Mais les choses sont parfois curieusement faites : vous avez d’un côté les amis d’un coureur qui cherchent un sponsor et qui n’en trouvent pas, et de l’autre côté un sponsor qui cherche un coureur et qui n’en obtient aucun. Ce qui était le cas de Lucile Lefaut, jeune femme on ne peut plus déterminée à réussir dans la vie, mais à sa façon. Mademoiselle Lefaut était productrice et marchande de petits fruits rouges pendant la saison des petits fruits rouges, productrice et marchande de sirops, confitures, pâtes de fruits, liqueurs aux petits fruits rouges le reste du temps, le tout sur son exploitation dans le Sedanais et sur les marchés du coin. Fraise commune, fraise des bois, framboise, groseille, blanche et rouge, groseille à maquereau, cassis, mûre, myrtille, airelle, baie de lyciet, noire de Milmort, aronie grain de sel, baie de Balan, arbouse des barbouzes, surprise du Fond de Givonne, bille de la Vallée, perle rouge du Wadelin, aréole des collines.
Lucile Lefaut n’arrivait pas à trouver un champion qui accepterait de porter un short framboise et un t-shirt blanc avec un motif de groseilles et la marque Les P’tits fruits rouges du Sedanais. C’est en discutant avec un boulanger-pâtissier chez qui elle était allée porter des fruits qu’elle eut vent qu’un entraîneur cherchait un sponsor pour son sportif. Retrouver Sébastien Tevla ne fut pas trop difficile, et un rendez-vous fut pris chez Vincent Eplusse. Quand Saturnin apprit comment serait son maillot, il n’était pas très chaud pour le sponsoring. La plupart du temps, il se sentait ridicule dans ce qu’il entreprenait et l’acceptait comme une chose inévitable, mais là, c’était à coup sûr le grand ridicule qui allait le tirailler entre Sedan et Charleville. Cependant, quand Lucile Lefaut apparut, Saturnin, charmé, accepta de porter de la groseille et de la framboise. Dès ce moment, il sut qu’il serait même prêt à arborer sur la tête une fraise ou un pot de confiture. Le contrat de sponsoring aussitôt discuté fut signé : en plus du t-shirt et du short, des chaussures de course de marque seraient offertes à Saturnin.
Les entraînements reprirent sous la direction attentive de Sébastien Tevla. Lucile Lefaut reprit la surveillance alimentaire du coureur en usant des propriétés vitaminiques des petits fruits rouges. Ce qui permettait à Vincent Eplusse de se concentrer sur l’élaboration des problèmes qui devaient créer un boum de curiosité chez Saturnin et conséquemment une explosion chez le sportif. Mais il y avait un problème auquel Sébastien Tevla et Vincent Eplusse n’avaient pas pensé :
– Vincent, tu sais ce qui me fait souci depuis quelques jours ?
– Je crois que je partage tes inquiétudes, Sébastien.
– On sait que Saturnin peut produire de superbes accélérations.
– Mais saura-t-il en produire plusieurs d’affilée ?
– Dans la même journée…
– Son cerveau ne va-t-il pas saturer avant même qu’on ait exposé tous les problèmes nécessaires à lui faire gagner la course ?
– Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Sébastien.
– On tente le coup, un point c’est tout, répondit Vincent de la même manière qu’il mettait parfois un point final à un rapport comptable long et épuisant qu’il ne voulait pas relire, quitte à y laisser une ou deux erreurs.
L’entraînement se poursuivit pendant tout l’été. Avec sérieux, application et dans la bonne humeur. Il faut dire que Lucile Lefaut était championne pour générer une atmosphère heureuse. Toujours le sourire aux lèvres, toujours le mot gentil et encourageant, avec un poil de naïveté désarmante qui faisait qu’on oubliait immédiatement les problèmes du moment.
Arriva le mois d’octobre. Quelques jours avant le départ, il fallait aller chercher le dossard 1234 de Saturnin dans la galerie marchande du centre commercial des Ayvelles à Villers-Semeuse. Le dimanche 5 au matin, Sébastien Tevla, Vincent Eplusse et Lucile Lefaut se rendirent à la tour Saphir de la Prairie où habitait Saturnin Peutrop. On prit un petit-déjeuner d’avant course pendant lequel on répéta le plan d’actions qui serait déroulé entre Sedan et Charleville. Avant le déjeuner, Lucile et Vincent laissèrent le coureur et son coach sportif pour aller se placer aux premiers endroits stratégiques. Sébastien prépara des nouilles servies avec un pesto d’orties et de petits dés de jambon sec des Ardennes selon une recette imposée par la patronne des P’tits fruits rouges du Sedanais. Le plat valait, selon Saturnin, toutes les préparations psychologiques. Ensuite, ils se rendirent à pied Avenue Philippoteaux pour le départ de la plus vieille course française entre deux villes.
Sébastien et Saturnin se rendirent exactement au carrefour que fait l’avenue Philippoteaux avec la rue de Strasbourg et l’avenue Charles De Gaulle. Côté gare se trouvait le sas pour l’élite des coureurs. Il était si bien gardé qu’il ne fallait pas compter pouvoir en faire partie. Mais juste après une grosse bande d’asphalte, une multitude sportive s’agglutinait derrière des barrières métalliques. C’est là que Saturnin devait se placer. Sébastien, sur le trottoir, se mit tout d’un coup à faire le fou, en dansant et chantant n’importe quoi, juste pour attirer l’attention des sportifs. Cela permit à Saturnin de franchir de façon inaperçue une barrière pour se retrouver parmi les coureurs.
Il y avait beaucoup de bruits : le brouhaha des coureurs, et par-dessus une exécrable musique d’ambiance au haut-parleur, et de temps en temps le blabla de celui qui allait certainement donner le départ de la course. Il fallait faire vite, car il était bientôt treize heures. A douze heures et cinquante-cinq minutes passées, Sébastien Tevla dévoila à son ami Saturnin Peutrop le premier problème.
– Maintenant, Saturnin, fait bien attention.
– J’écoute, Sébastien.
– Bien, alors voilà. Tu aimes bien la bière ?
– Ben oui, comme tout le monde.
– Bon d’accord. Et tu n’aimes pas le gaspillage.
– Bien sûr que non, surtout avec mon salaire d’ouvrier.
– Alors, écoute bien ça. Voilà le premier problème : Quand tu prends ta douche, tu fais tout d’abord couler l’eau froide avant qu’elle soit chaude et qu’enfin tu te mouilles, que tu te laves.
– Ben oui, comme tout le monde.
– Et que se passe-t-il avec l’eau froide ?
– Ben, elle part au caniveau.
– Voilà le cœur du problème : avec cette eau perdue, combien de litres de bière aurait-on pu brasser ?
– Ben, je ne sais pas. Combien ?
– Tu le sauras en haut de la côte de Fresnois. C’est Lucile qui te donnera la réponse.
Sébastien dut presque crier sa dernière phrase car le coup de pétard et la voix de l’animateur venaient d’annoncer le départ du Sedan-Charleville.
La foule des sportifs démarra à la fois rapidement et lentement, telle un mastodonte dont le museau s’élance avec agilité mais dont le reste du corps a du mal à suivre et pourtant fait de son mieux. L’élite des coureurs était déjà partie. Sébastien suivit du regard Saturnin sautiller dans sa superbe tenue aux petits fruits rouges, puis se perdre devant la cohue pressante, enfin disparaître complètement. Un couloir mouvant de plus de cent mètres défilait au petit trot devant Sébastien. La plupart des coureurs et des coureuses faisaient preuve de sérieux et de concentration. D’autres semblaient participer plus à un spectacle de cirque qu’à un événement sportif. Deux gars traînaient une sorte de petit camion de pompiers rouge avec gyrophare en fonction. Un écossais poilu, avec béret à carreaux, courait en kilt. Une vague de coureurs et coureuses tout en rose jusqu’aux cheveux passa bruyamment. Un sportif aux jambes invalides, assis sur un fauteuil au-dessus d’une roue, était poussé comme dans une brouette par un valeureux jardinier, aidé par deux autres bonnes âmes, l’une habillée en grenouille et l’autre en vieille paysanne barbue. Un coureur avec masque, combinaison collante et cape de superhéros était sûr de récolter tout au long du parcours autant d’attention que le vainqueur de la course. Un autre fanatique portait fixé dans son dos un étendard avec couleurs et inscription tel le sashimono d’un samouraï. Pourtant, eux aussi, ils étaient la course. Sous leur déguisement de carnaval, de vraies chaussures de champions en puissance affirmaient leur réelle participation à un semi-marathon et même plus.
Une fois le convoi des coureurs passé, les rares spectateurs sur les trottoirs étaient un instant désœuvrés, ne sachant pas quelle direction prendre. Sébastien Tevla ne devait pas perdre le sens de ses responsabilités. Il traversa le boulevard en franchissant les barrières métalliques pour rejoindre, Quai de la Régente, sa mobylette avec laquelle il devait se rendre par un détour à son prochain poste aux environs de Dom-le-Mesnil.
Saturnin Peutrop talonnait le groupe des coureurs d’élite, mais n’arrivait pas à le rattraper. La solution au problème de la douche et de la bière perdue dans le caniveau l’intéressait hautement, mais apparemment pas assez pour pouvoir se mêler aux champions. Saturnin regretta même un instant que cette énigme n’ait pas été posée plus loin quand la soif commence à vous tirailler. Mais savoir que la solution serait donnée par Lucile Lefaut offrait à Saturnin le petit supplément d’énergie nécessaire à suivre de près la tête de l’épreuve.
Avant même de réaliser qu’il faisait partie de la course mythique des Ardennes, Saturnin se trouvait déjà sur le pont de chemin de fer qui relie Torcy au quartier de l’avenue de la Marne. En se retournant un instant, il fut impressionné par la masse des coureurs qui se trouvaient derrière lui. S’il avait oublié qu’il courrait le Sedan-Charleville, il y aurait eu de quoi avoir peur en voyant cette foule arrivée sur vous au pas de course. Saturnin se concentra sur le problème de l’eau de la douche et de la bière gâchée. Combien de temps restait-il à côté de sa douche à attendre que l’eau sorte chaude du pommeau ? Ne devrait-il pas désormais prendre des douches froides pour éviter tout ce gaspillage de bière ?
Sur la ligne droite que représente l’avenue de la Marne, Saturnin pouvait au bout, après le pont de l’autoroute, apercevoir le sommet de la côte de Fresnois. À l’idée de rencontrer là-haut Lucile Lefaut et d’entendre la solution du premier problème, il accéléra sensiblement sa course. Mais il ne réussit toujours pas à rattraper les coureurs d’élite, même dans la montée. Quand ceux-ci disparurent de l’autre côté de la colline vers Donchery, Lucile Lefaut apparut, vêtue en sportive, elle aussi à petits fruits rouges, mais sans dossard. Elle s’apprêtait à courir un bout de chemin avec Saturnin, le temps de lui offrir la solution douche-bière et le premier ravitaillement spécialement conçu pour le coureur.
– Tiens, bois ça ! dit-elle à Saturnin en lui tendant un flacon rempli d’un jus de groseille sucré au miel.
– Ce n’est pas de la bière ?
– Tu pourras en boire tant que tu veux ce soir. Mais écoute bien !
– La douche, l’eau froide, la bière, les caniveaux…
– Exactement.
– Vas-y !
Et Lucile de raconter par cœur, comme une écolière récite sa poésie, la solution du problème, tout en courant :
– Le débit moyen d’une douche est de seize litres à la minute. Avec l’éloignement moyen du chauffe-eau, l’eau chaude sort du pommeau de douche en moyenne au bout de trente secondes. Soit huit litres d’eau perdues dans les canalisations.
– Mais…
– Laisse-moi finir, Saturnin. Donc huit litres. Sachant qu’il faut en moyenne… oui, je sais, toujours en moyenne… sinon, on n’y arrive pas…
– … qu’il faut en moyenne…
– … cinq litres d’eau pour faire un litre de bière, les huit litres d’eau perdue auraient pu participer à la production d’un litre six de bière. Avec une douche par jour, sur une semaine, c’est douze litres et huit décilitres de bière qui finissent dans les égouts.
Là, Saturnin s’arrêta net de courir.
– Quoi ? fit-il, plus de douze litres de bière qui ne seront pas bus ?
– Saturnin, qu’est-ce que tu fais ? Vite, viens, cours, cours, nom de dieu !
Saturnin reprit la course en oubliant qu’il courait. Heureusement qu’ils étaient dans la descente. Presque treize litres de bière par semaine partant au caniveau. Un scandale ! Au zinc du premier bar, ce serait 55 demis et beaucoup de mousse, qu’importe la marque de la bière ! Saturnin, lui qui aimait pourtant les nombres incroyables, se refusait d’imaginer combien de tournées cela pouvait représenter sur une année de douches quotidiennes.
– Saturnin ! Descends sur terre ! dit Lucile Lefaut en lui tendant une grosse barre énergétique, mi-céréale moitié pâte de fruits rouges, fabrication maison évidemment. Mange-moi ça. Continue, et surtout ne t’arrête pas. En bas, à Donchery, Vincent te posera le problème numéro deux. Vas-y ! Cours, Saturnin, cours !
Et Saturnin de courir, emporté par la descente, plus ou moins inconscient des pas qu’il réalisait, dans une sorte d’ivresse scandalisée. Il en avait même déjà oublié la messagère, qui, elle, rebroussait chemin pour, en haut de la côte, retrouver sa voiture garée sur la route de Glaire. Lucile Lefaut ne devait pas perdre de temps pour se rendre, par un chemin détourné, à son prochain poste stratégique.
Sur les bas-côtés de la route des Fortifications, quelques curieux avaient garé leur voiture et installé des sièges de camping pour voir passer les coureurs. Dès l’entrée de Donchery, des supporters sur les trottoirs attendaient les sportifs, certains avec des panneaux d’encouragement général comme « Allez les gars » ou « On vous aime, les filles », d’autres criaient des « Vas-y Popol » ou « Allez, Antoine, t’es un champion ! ». La course avait à peine dépassé son quatrième kilomètre qu’on applaudissait déjà les coureurs tels des héros en fin de parcours.
Une fanfare jouait une marche militaire. Un galop aurait été plus de mise.
Au carrefour de la route traversant la Meuse se tenait Vincent Eplusse, craignant ne pas reconnaître Saturnin Peutrop parmi le grand nombre de sportifs. Même rassuré par le costume du coureur qui ne pouvait passer inaperçu, la tension montait en lui, car il ne faudrait pas seulement délivrer un deuxième problème, il faudrait aussi courir plusieurs mètres avec son champion. Un petit groupe de coureurs passa rapidement, mais sans Saturnin. Peu après, celui-ci arriva tout sourire et tout seul. Au passage, Saturnin prit son ami par le bras, et Vincent se mit à courir comme il n’avait jamais couru.
– Comment ça va ? demanda Saturnin.
– Euh, répondit Vincent déjà essoufflé, et beh…
– Alors, ce deuxième problème ?
– Oui… il s’agit du problème des pas de géant.
– Tu en aurais sacrément besoin, s’amusa Saturnin.
– Écoute ceci, reprit Vincent maintenant en mode intellectuel oubliant sa douleur physique.
– Vas-y !
– Un géant parcourt le Sedan-Charleville en un seul pas. Pied gauche Place Alsace-Lorraine à Sedan et pose du pied droit place Ducale à Charleville. Sachant que le géant exécutera un pas proportionnel au pas d’un être humain normalement constitué, quelle est la taille du géant ?
– Quelle est la taille du géant ? répéta Saturnin en lâchant son ami, hésitant un millième de seconde à s’arrêter brutalement pour réfléchir au problème. Ce léger trouble passé, il commença sensiblement à augmenter sa vitesse et imperceptiblement la longueur de sa foulée. Le groupe des champions se trouvait assez loin devant lui, mais qu’importe.
Vincent Eplusse, à bout de souffle, dut prendre sur le bas-côté un temps de récupération. Il n’avait pas pu poser la question subsidiaire, à savoir quelle serait la pointure du pied du géant. Mais il espérait que le deuxième problème serait suffisant pour porter Saturnin, si ce n’est devant les champions, du moins dans le groupe de tête. Il n’avait pas eu l’occasion non plus de préciser l’endroit où Sébastien Tevla donnerait la solution à ce deuxième problème. Il avait même oublié de passer à Saturnin la gourde contenant le jus de fruits explosif concocté par Lucile Lefaut. En espérant que tous ces manquements ne perturbent pas la performance du coureur, Vincent Eplusse regagna sa 4L garée de l’autre côté de la Meuse afin de se rendre à son prochain poste. Il goûta à la potion aux petits fruits rouges, car il en avait bien besoin.
Saturnin Peutrop quittait le village de Donchery et arrivait sur les premiers ravitaillements : un premier gobelet en carton pour étancher la soif, un second vidé sur sa tête pour se rafraîchir. Un peu plus loin, on distribuait des éponges blanches imbibées d’eau. Saturnin n’en eut pas recours, mais manqua de glisser sur l’une d’elles qui se trouvaient déjà la chaussée. Il s’imaginait haut d’une cinquantaine de mètres et jouissait de l’idée de faire des pas de géant. Sa foulée augmentait. Et plus il pensait au géant du deuxième problème, plus son envie de connaître la solution devenait énorme. Car, pour Saturnin, il était hors de question de chercher à résoudre lui-même le problème. Ce en quoi il se sous-estimait énormément, car, avec les bonnes données, un enfant du primaire aurait pu faire les calculs. Mais bon, Saturnin, était un gastronome des nombres, pas un cuisinier des chiffres. L’important ici, c’était de produire des accélérations et de maintenir un rythme de champion. Le problème numéro deux faisait son office, car Saturnin, sensiblement, se rapprochait du groupe des coureurs professionnels.
En passant le Canal des Ardennes à Pont-à-Bar, Saturnin pensa un instant à l’anguille géante de Sébastien qui avait été à l’origine de son aventure sportive. Il jeta un regard derrière lui et vit que la masse des coureurs s’était fortement diluée dans l’eau sombre du goudron. Qu’importaient finalement ceux qui étaient derrière. La taille du géant se trouvait devant lui.
Saturnin entamait maintenant la côte du village de Dom-le-Mesnil. Les villageois avaient sorti devant chez eux tables et chaises, pour applaudir les coureurs à leur passage. Déjà des gamins criaient « Allez ! Allez ! Allez ! ». Sur une table de camping, des saladiers remplis de morceaux de sucre attendaient les sportifs hypoglycémiés. Une demoiselle en distribuait. Un peu plus loin, de l’autre côté la route, on offrait des bouteilles d’eau. Saturnin regardait tout ça de haut, non pas qu’il eût une bouffée de fierté mal placée, mais parce qu’il était devenu le géant de son problème numéro deux. Ses foulées étaient deux fois plus longues que celles d’un coureur de taille normale. Il se rapprochait sensiblement des coureurs de tête.
En haut de la route nationale qui traverse Dom-le-Mesnil, Sébastien Tevla attendait le passage de Saturnin Peutrop à la terrasse du bar-tabac la Licorne. Il s’était laissé tenter par une bière bien fraîche, et en avait offert une à un cycliste du dimanche surpris par la course à pied. En échange, Sébastien pourrait utiliser le vélo pour délivrer plus facilement à Saturnin la solution du deuxième problème. Il avait bien pensé utilisé sa mobylette, mais le bruit du moteur deux-temps aurait été gênant.
Saturnin passa sans voir son ami. Sébastien qui était en train de vider son verre failli s’étrangler en voyant son coureur défiler aussi rapidement. Vite, il laissa le cycliste, prit le vélo, s’embrouilla les pieds dans les muselières des pédales. Quand il eut chaussé les cale-pieds à sangle, ce fut au tour du dérailleur d’exprimer un mécontentement. Bref, quand Sébastien calma la machine, Saturnin avait déjà une bonne avance. Même si les bicyclettes étaient désormais interdites sur le Sedan-Charleville, Sébastien moulina un sprint en danseuse pour rattraper son ami.
– Saturnin, c’est moi, fit Sébastien essoufflé une fois le coureur rejoint.
– Ah bonjour Sébastien ! Qu’est-ce que tu fais là ?
– Mais je dois te donner la réponse au problème du géant !
– Ah oui, j’avais presque oublié.
– Bon, écoute bien.
– Vas-y !
– On dit que la taille moyenne du français est d’un mètre et 78 centimètres.
– D’accord.
– Que le pas moyen, c’est-à-dire la distance entre les deux pieds lors de la marche est de 64 centimètres.
– Continue.
– Puisque la distance entre la place Alsace-Lorraine et la place Ducale est, d’après les calculs de Vincent, de 17 810 mètres, alors c’est facile, avec un calcul d’un produit en croix, comme le raconte Vincent. Eh bien ton géant…
– Oui, mon géant ?
– Ton géant aurait une taille d’un bon gros 49 kilomètres. Je t’évite les chiffres après la virgule.
– Et c’est quoi après la virgule ?
– Mais je ne sais plus, et d’ailleurs on s’en fout. Bon maintenant, poursuit sur cette lancée. Le prochain problème te sera posé très bientôt à Flize.
– À Flize…
– Oui, à Flize, par Lucile.
Il n’en fallait pas plus pour déceler une légère accélération de Saturnin Peutrop en direction du prochain village. Sébastien Tevla se demanda un instant si la technique des problèmes n’était pas concurrencée par un autre système. Il laissa Saturnin à sa course, rebroussa chemin pour se rendre à son prochain poste.
La traversée de Dom-le-Mesnil était bien animée : des particuliers, ayant ouvert les fenêtres de leur séjour ou de leur cuisine, partageaient leurs goûts musicaux dans une ambiance festive. Des gamins jouaient aux chefs de gare à coups de sifflet qui n’en finissaient pas de donner le départ des trains, ici des coureurs à pieds.
Dom-le-Mesnil s’allongeait sur la route jusqu’à Flize. Mais juste avant le nouveau village, au carrefour qui permet de se rendre à Nouvion-sur-Meuse, Lucile Lefaut, dans son beau costume de sportive à petits fruits rouges, attendait Saturnin, en sautillant d’un pied à l’autre, histoire de partir au quart de tour dans la course et de pouvoir délivrer le troisième problème sans retarder son champion. Le groupe des coureurs professionnels venait juste de passer que Saturnin arriva à grandes enjambées et un sourire tout aussi épanoui. Il avait vu Lucile sur le bas-côté. Elle n’attendit pas que Saturnin la rattrape pour commencer sa course. Elle fut presque aussitôt rejointe. Saturnin ralentit un peu son rythme.
– Super, Saturnin, tu cours comme un pro.
– Merci, Lucile. Quel est le troisième problème ?
– Le voilà. C’est le problème du coureur sous la pluie.
– Celui de savoir s’il vaut mieux courir moins vite ou plus vite pour éviter au maximum les gouttes d’eau ?
– Oui, répondit Lucile, le front plissé d’inquiétude. Tu le connais ?
– Oui, et aussi la réponse.
– Quoi ?
– J’ai vu ça sur internet, une vidéo. As-tu un autre problème ?
– Ben non !
– Bon, beh alors, qu’est-ce qu’on fait ?
– Toi, tu cours. Moi, je contacte Vincent. Allez ! Zou !
– D’accord, fit Saturnin qui avait déjà oublié qu’on ne lui avait pas posé une nouvelle énigme chiffrée, et qui continuait sa course avec le bonheur d’avoir vu un instant Lucile.
Mademoiselle Lefaut, qui avait à peine eu le temps de placer une barre énergétique maison dans la poche de Saturnin, s’était arrêtée de courir. Elle était maintenant toute retournée. Que faire ? Avait-on un problème de secours pour Saturnin ? Et qui pourrait le lui poser ? Elle prit son téléphone portable et contacta Vincent Eplusse. Le cerveau de l’affaire avait tout prévu sauf ça. Il dit à Lucile de ne pas s’inquiéter, qu’il trouverait bien un nouveau problème et sa solution d’ici l’arrivée de Saturnin au prochain poste, qu’elle aille rejoindre le lieu de sa prochaine rencontre avec leur coureur.
Saturnin ne courait certes plus comme une flèche, mais il avait quand même un bon rythme qui faisait de lui le seul coureur entre le groupe des élites et celui des autres athlètes. Le passage de Flize s’annonçait sympathique. Au niveau de la gendarmerie, sur la droite, les pompiers avaient ouvert une vanne qui arrosait la rue d’une pluie artificielle pour rafraîchir les coureurs. Saturnin y trouva un bout d’arc-en-ciel. Sur le trottoir, des gens assis sur des chaises de jardin en plastique blanc tenaient un panneau encourageant un certain Fred. Tous les Frédéric et toutes les Frédérique de la course pouvaient apprécier le geste. Saturnin aimait cette générosité. Il y avait beaucoup de monde sur les trottoirs, ça faisait presque un couloir aux parois denses des supporters qui encourageaient et applaudissaient. Quelque part dans la rue de Sedan, Saturnin entendit une voix crier : « Allez Saturnin, t’as beaux yeux ! » C’était une copine aux côtés de son père. Saturnin fit aussitôt demi-tour pour aller lui faire la bise et serrer une paluche à Loulou, le paternel. Il fallait pourtant reprendre la course, ne pas être tenté de serrer d’autres mains, de faire d’autres bises. Il ne fallait pas non plus s’alarmer pour une fillette se trompant de coureur et criant : « Allez Papa ! ». Un semi-remorque à moitié découvert transportait en sur-place la fanfare de la Vallée. Tous ces stimuli sonores commençaient à faire tourner la tête de Saturnin. Il arriva à une distribution d’eau et d’éponges. Il en prit une qu’il commença à mâcher ne sachant plus ce qu’il faisait. Il resta un long moment à courir avec une éponge blanche moitié en bouche moitié au dehors. On aurait dit un fou qui courait après du vide.
On ne saura jamais pourquoi, mais à un certain moment, Saturnin recracha le plastique spongieux et se rappela que Lucile lui avait fourré d’office dans la poche de son short une barre énergétique. Il croqua dedans sans retirer le papier kraft de l’emballage. Quel plaisir de goûter à ces parfums fruités, à la fois sucré et acidulé ! Ce supplément d’âme au fructose remit les esprits de Saturnin en place. Il avait couru plusieurs kilomètres sans en avoir eu conscience, en pilote automatique. Il arrivait maintenant à Elaire, et espérait y croiser l’un de ses amis qui pourrait lui soumettre un nouveau problème. Mais ni Sébastien, ni Émile n’étaient là. Mine de rien, Saturnin accéléra tant il voulait voir et entendre le réconfort d’un de ses proches. Cela l’amena rapidement aux Ayvelles. La chanson d’un trio de jazz, accordéon, guitare et batterie, lui redonna un peu de baume au cœur quand il saisit les paroles de la ritournelle : « Ah, si j’avais un franc cinquante, j’aurais bientôt deux francs cinquante… ». Et Saturnin de se créer lui-même un problème : combien de sous pourrait-il totaliser s’il continuait à chanter cette chanson jusqu’à l’arrivée ? Il commença donc à fredonner la mélodie tout en murmurant les paroles, mais s’emmêla rapidement les pinceaux en y ajoutant la musique et le texte de « Un kilomètre à pied, ça use, ça use… » Heureusement, le dénouement de cette errance arriva au grand rond-point qui finissait le village. Sur le petit tertre de verdure, Vincent Eplusse avait vu arriver Saturnin. Il savait maintenant qu’il ne pourrait pas courir avec lui, et c’est pour cela qu’il réussit – ne me demandez pas comment – à se procurer un mégaphone afin que sa voix porte suffisamment loin pour, sans bouger, délivrer le prochain problème.
– Allo, allo, Saturnin ! C’est moi, c’est Vincent. Écoute bien le nouveau problème.
Saturnin entendit son ami. Il cria tout heureux : « J’suis là ! J’suis là ! » afin d’être reconnu, mais Vincent ne put percevoir cette manifestation de joie. Il continua au mégaphone.
– Saturnin, c’est le problème de la galette à suc’. Si tu aimes la galette à suc’, lève les bras en l’air.
Ce que s’empressa de faire Saturnin, ainsi que tous les supporters qui se tenaient sur les bas-côtés.
– Écoute donc bien. Quelle serait l’épaisseur d’une galette à suc’ si celle-ci recouvrait tout le département des Ardennes ? Je répète …
Tous les spectateurs purent entendre une seconde fois le problème, et tous, sauf ceux qui pour réponse faisaient un « Oh là là » d’abandon, tous donc se mirent à faire des hypothèses et des calculs, hormis Saturnin qui préférait visualiser une galette à suc’ géante. Il était déjà au niveau du rond-point et Vincent n’avait pas encore fini de délivrer son message : où et qui donnerait la solution. Le temps que son ami précise ces informations, Saturnin avait fait un tour de rond-point au grand désespoir du mégaphone, et repartait finalement dans la bonne direction. Le comptable à son compte téléphona tout de suite au chauffeur livreur. Il lui annonça qu’il venait de présenter à Saturnin le problème que Sébastien aurait dû poser et donc que ce dernier devrait donner la solution de la galette à suc’ départementale. Vincent espérait ainsi avoir le temps d’imaginer un nouveau problème.
Saturnin Peutrop avait retrouvé une belle foulée. Il appréciait en esthète la suite dans les idées de Vincent Eplusse qui, après le problème du pas de géant, récompensait celui-là par une galette à sucre du même calibre. Saturnin se surprit même à saliver en pensant à un tel dessert sortant bien chaud du four. C’est pourquoi, lors d’un ravitaillement sauvage, il puisa à pleine main dans le saladier rempli de morceaux de sucre qu’une belle blonde lui tendait, qu’il fourra d’un coup dans la bouche. Lui faisait aussi envie la nourriture posée sur une glacière entre deux sièges de camping occupés par des retraités juste après le passage sous l’autoroute. Mais, Saturnin sut se reconcentrer sur la course et surtout sur l’idée d’un département français complètement englouti par une galette à suc’.
Ça recommençait à grimper. La foule des supporters grossissait à chaque foulée. On se serait cru au Tour de France cycliste. Saturnin aperçut de nouveau le groupe des coureurs d’élite. Il ne restait plus beaucoup de kilomètres finalement. Il était donc temps de rattraper les champions, pour – accélération sur accélération – dépasser tout le monde et finir premier le Sedan-Charleville place Ducale. Mais la côte de Villers-Semeuse était coriace après plus ou moins 18 kilomètres de course. Au loin, il lui sembla entendre une fanfare, celle de Villers-Semeuse sans doute, qui jouait de l’opérette. Un air entraînant, utile, pensa Saturnin.
Sébastien Tevla commençait à paniquer. Il apercevait la tête de la course qui approchait rapidement. Et Vincent Eplusse qui ne lui avait toujours pas transmis le nouveau problème ! Il lui téléphona. Vincent expliqua que de nouveaux problèmes lui étaient venus à l’esprit, comme celui du skieur nautique sur la Meuse tracté par un attelage de truites et combien faudrait-il donc de truites pour que le skieur ne tombe pas à l’eau, mais c’était trop compliqué pour Vincent lui-même. Sébastien s’impatientait à mesure qu’augmentait le volume des applaudissements et des encouragements qui suivaient les coureurs.
– Vincent, donne-moi tout de suite le problème. Les coureurs d’élite viennent de passer. J’aperçois Saturnin qui arrive ! Vite, le problème !
– Je n’en ai pas, dut avouer le comptable à son compte.
– Quoi ?
– Mais j’ai quand même une idée. Toute aussi explosive !
– Dis-moi vite !
Vincent Eplusse, en moins de dix secondes, expliqua ce qui ferait de Saturnin une véritable fusée à travers les rues de Mohon jusqu’à Mézières. Lorsque Saturnin allait atteindre Sébastien, celui-ci, contre tout règlement, au risque de blesser le public empressé, fit démarrer sa mobylette pour délivrer le double message à Saturnin. Il cria en accélérant :
– Si la galette à suc’ de ta mère fait 25 centimètres de diamètre…
– Celle de ma mère ?
– Oui… et si elle fait trois centimètres d’épaisseur. Eh bien… étant donné qu’il faudrait un disque de 65 kilomètres de rayon pour recouvrir tout le département…
– Combien, l’épaisseur ?
– La galette à suc’ géante aurait une épaisseur de 1 950 mètres.
– Presque deux kilomètres de haut ! Wouah ! Ça, c’est de la galette !
– Je ne te le fais pas dire !
– Super ! Donne-moi vite le prochain problème ?
– Je n’en ai pas.
– Quoi ?
– Non, c’est Lucile qui t’en donnera un ?
– Mais on avait convenu…
– Je sais.
– Comment je vais faire pour tenir le rythme ?
– Quand tu verras Lucile, elle t’embrassera.
– Répète !
– Lucile t’embrassera juste avant de te parler du dernier problème, celui du finish.
– Où ?
– Sur le pont de la Victoire, à Mézières, juste avant l’Hôtel de ville.
– Non, je veux dire, le baiser, où ? Sur la joue ou …
– Tu verras bien. Fonce, Saturnin, Fonce.
Ce que fit Saturnin Peutrop, ouvrier tourneur fraiseur, coureur social comme il a déjà été mentionné, sponsorisé par Les P’tits fruits rouges du Sedanais, célibataire, mais peut-être pas pour longtemps. Saturnin, malgré la fatigue, resplendissait. Il exultait. Et ça se traduisait par une vitesse hors norme et par un trop-plein de bonheur qu’il ne savait comment exprimer. Heureusement qu’il put, en passant sur le pont des chemins de fer à l’entrée de Charleville-Mézières, et sans trop se faire remarquer, crut-il, imiter par trois fois le sifflet de la locomotive à vapeur. Cela surprit quelques coureurs du groupe élite qui se retournèrent et qui ne comprirent pas ce qu’un tel olibrius faisait derrière eux.
Juste avant la longue côte de Mohon, sur une petite tribune, le swing encourageant de trois zazous rendit Saturnin presque euphorique. Etait-ce vraiment dû à la musique, à l’idée de revoir Lucile, ou à la fatigue physique compensée par un afflux d’endorphine ? Toujours est-il que Saturnin Peutrop avait rejoint le groupe des coureurs d’élite. Ceux-ci s’inquiétaient de la présence d’un amateur, et lui adressaient sans s’en rendre compte des fronts plissés. Saturnin répondit par un large sourire. Il crut même entendre un supplément d’applaudissements venant des trottoirs, un peu comme s’il était en train de courir les derniers cinquante mètres. Lors de la descente de la côte de Mohon, les coureurs professionnels cherchèrent à accélérer pour semer l’intrus. Mais celui-ci tenait bien le rythme.
Vincent Eplusse avait téléphoné à Lucile Lefaut pour la prévenir des petits changements de programme et du redressement de la stratégie. La productrice de petits fruits rouges, pragmatique et sous le feu de l’action, ne posa pas de questions, hormis celle, pratique, du type de baiser. Le comptable à son compte lui laissa le loisir d’improviser tout en n’oubliant pas qu’il faudrait embrasser en pleine course. Il lui rappela le rôle clé qu’elle avait puisque c’est elle qui allait poser à Saturnin le dernier problème, celui du finish, celui qui devait mener leur coureur à la première place du podium.
Lorsque Saturnin aperçut les couleurs du Pont de la Victoire, il sortit du groupe. Oui, il était à ce moment le premier, avec une superbe foulée et derrière lui la grogne des coureurs professionnels. Il aperçut au milieu du pont la tenue petits fruits rouges de Lucile Lefaut, et, pour Saturnin Peutrop, la course aurait pu s’arrêter là, au niveau du baiser tant attendu.
Lucile savait ce qu’elle devait faire. Avant même d’être rejointe par Saturnin, elle piqua un sprint dans le sens de la course. Saturnin la rattrapa assez rapidement. Il courait sans regarder où il allait, car il n’avait d’yeux que pour ceux de Lucile. Elle lui dit :
– Saturnin, tends un peu plus le cou !
Il s’exécuta, penchant même un peu le torse vers Lucile qui lui donna sur les lèvres le baiser tant attendu. Celui-ci dura trois secondes. Une éternité pour Saturnin complètement ébloui et même un peu étourdi. Un temps suffisant pour que le groupe des professionnels rattrape et dépasse le couple s’embrassant. Lucile dut mettre toute son énergie pour poursuivre une vitesse proche des 20 kilomètres à l’heure. Elle réussit à dire :
– Saturnin, remets-toi ! Tu en auras un autre à la victoire.
– Promis ?
– Promis. Voilà le dernier problème. Il te fera gagner la course.
– Je n’en doute pas.
– Le coureur et l’oiseau.
– On dirait une fable.
– Tais-toi et écoute.
Les coureurs d’élite étaient juste devant. Saturnin et Lucile les talonnaient. Quand Lucile eut fini d’énoncer le problème, Saturnin fournit l’accélération souhaitée et rejoignit le groupe de tête. Le magnifique hôtel de ville de Mézières était déjà bien loin derrière eux. Ils passaient maintenant le Pont d’Arches, et les drapeaux des différents pays offraient un air de fête quasi olympique. Au bout de l’Avenue d’Arche, le pont de chemin de fer formait comme un arc de triomphe.
Et voilà !
Non ?
Ah oui, le problème…
Eh bien, voici ce que Lucile Lefaut posa à Saturnin Peutrop : un coureur ayant toujours rêvé de voler comme un oiseau sait que, lorsqu’il court, ses pieds ne touchent plus le sol pendant un certain temps. Compte tenu de la longueur entre deux foulées, des instants en l’air, de la longueur du Sedan-Charleville, combien de temps au total le coureur sera resté en l’air pendant la course ?
Un beau problème, bien choisi pour finir la course, et qui fonctionnait, car Saturnin s’était senti pousser des ailes. Il ne s’était, tout au long de cette course, jamais senti aussi léger. Ses pieds, effectivement, ne touchaient plus vraiment le sol. Il allait vite, très vite. Mieux, il entraînait avec lui les coureurs professionnels qui, eux aussi, avaient accéléré leur allure pour pouvoir le suivre.
Le Cours Briand avec ses marronniers et ses supporters ressemblait aux Champs Elysées lors de l’arrivée du Tour de France. Saturnin Peutrop était désormais dans un état d’ivresse. Il menait la course sans savoir exactement où il allait. Son instinct, bordé par la foule des spectateurs applaudissant, le dirigeait là où il devait courir. La notion de temps s’était évanouie, et pendant les dernières minutes, Saturnin volait. Il vole vers la victoire. Vers la place Ducale …
Saturnin entre le premier sur la place, suivi aux talons par un professionnel, lui-même marqué aux fesses par le reste des coureurs d’élite. Les supporters n’en croient pas leurs yeux. Saturnin est en premier. C’est de la folie. Ça crie, ça pousse des hourras, ça hurle. Il va gagner. Un véritable inconnu hier, un héros aujourd’hui, mais plus, car les bruits vont vite et maintenant on le sait, un Ardennais va gagner la course mythique. Ça y est presque. Oui. Mais au moment de franchir la ligne d’arrivée, son adversaire, le Franco-Kényan Lucien Ondaixki le rattrape. Les derniers dix mètres n’ont pas duré une seconde. Ils passent tous les deux la ligne, quasiment en même temps. Qui a gagné ? Qui, des deux, a exprimé plus en avant son front, ses épaules ? Qui a pointé un peu plus le bout de son nez ? De quelle semelle, l’extrémité de la pointe du bout de la chaussure a franchi la première le centimètre au-delà des 23,6 kilomètres ?
Impossible de le dire à œil nu. La foule est en liesse. Les officiels sont estomaqués. Quel est le gagnant puisqu’il en faut un, et rapidement ? Le bien fameux Franco-Kényan Lucien Ondaixki ? Ou celui-là, numéro un deux trois quatre, à la tenue rouge et blanche aux motifs débiles, cet Ardennais anonyme a-t-il gagné ? Plus trop inconnu maintenant, car, grâce à Sébastien Tevla qui s’est mis à scander – disons carrément hurler – le prénom de son ami, le reste de la place Ducale reprend en chœur « Saturnin, Saturnin, Saturnin ». L’arbitrage vidéo s’impose. Difficile pour les juges de se concentrer quand le cœur de Charleville explose de joie.
Dans l’enceinte des coureurs, on entourait Saturnin. Il n’en tenait pas compte. Il se dirigea vers une buvette, se désaltéra en cherchant des yeux Vincent Eplusse. Il l’aperçut derrière une barrière de sécurité, et alla à sa rencontre.
– C’est incroyable ! Mais vrai ! exulta Vincent. Félicitations, Saturnin.
– Et alors ? demanda Saturnin. Le coureur et l’oiseau ? Mon temps de vol ?
Vincent Eplusse comprit que Saturnin avait besoin d’entendre la solution du dernier problème pour sortir de sa bulle et saisir l’exceptionnalité de l’exploit sportif qu’il venait de réaliser. Il lui raconta le vol du coureur de fond. Vincent n’avait en tête que les chiffres de ses calculs préparatoires basés sur des moyennes, et non sur le temps exact de Saturnin aux 23 kilomètres et 600 mètres. Donc, chez un coureur lambda, pour une cadence de 163 foulées par minute et un temps de contact au sol de 240 millisecondes, on a donc : 163 multiplié par 0,24 égale 39 secondes passées au sol, soit 65 pour cent de temps au sol et par conséquent 35 pour cent de temps aérien. Vincent avait calculé qu’un bon coureur moyen pouvait exécuter la course du Sedan-Charleville en deux heures, et par conséquent, qu’il devait passer quarante-deux minutes en l’air.
– Mais toi, ajouta Vincent Eplusse, avec ton temps de champion, tu as dû faire un vol de… disons… vingt-cinq minutes.
– Vingt-cinq minutes ! fit Saturnin Peutrop complétement épaté. Et moi qui n’ai jamais pris l’avion. Vingt-cinq minutes à faire l’oiseau !
– Saturnin, criait de loin Sébastien qui cherchait à se frayer un passage à travers la foule, t’es un champion !
– Et Lucile ? demanda Saturnin à Vincent.
– Elle arrive.
© Jérôme Paul 2021
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