C’était une maison des années trente, entourée d’un petit jardin et cerclée d’un muret qui la protégeait des regards extérieurs. C’était aussi un faubourg de Sedan. Était-ce vers Balan dans la ruelle des Vignes ou celle du Moulin à vent, vers Givonne sur les hauteurs de la Terre aux Cailloux ou vers Illy près de la Garenne, ou encore vers Floing autour du cimetière Saint-Charles ? On ne le saura pas. Et d’ailleurs, le lieu de la réunion était tenu secret.
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Ce que l’on peut savoir, c’est qu’une certaine Jacqueline, 85 ans, veuve bon pied bon œil, y habitait et que, si elle savait faire la galette au sucre comme toute bonne ardennaise, elle excellait dans la cuisson de celle-ci et savait quand la mettre au four pour pouvoir la servir au bon moment, c’est-à-dire lorsque tous les convives sont présents, car rien ne vaut une galette au sucre qui sort du four. C’est à ce moment précis que cette pâtisserie revêt toute sa grandeur, tous ses arômes, quand elle est chaude, douce et fondante.
Jean et Marie, couple de marcheurs, 74 ans tous les deux, arrivaient à pied. Ils étaient presque voisins de Jacqueline. Marcel était passé prendre Monique avec sa petite voiture de retraité. À eux deux, ils totalisaient 130 ans. Ils partageaient de nombreuses choses, sauf leur logement. Marcel était en train de garer sa boîte à biscuits lorsque les frères Bernard et Gérard, Béber et Gégé, pas moins jeunes, arrivèrent à vélo. Enfin, un taxi se pointa, et les trois retraités les plus jeunes de la bande en descendirent : Martine, Daniel et Catherine. Ils avaient largement dépassé la soixantaine. Tous étaient arrivés avec un sac plastique ou une grosse boîte de la même matière, ou d’un panier recouvert d’un torchon ou encore, plus moderne, d’une glacière. L’ensemble fut déposé aussitôt dans la cuisine.
Jacqueline reçut tout ce petit monde dans son salon, servit du thé et du café, et sortit du four la galette au sucre que l’on dégusta en songeant qu’un dimanche sans galette au sucre, c’était… pour Bernard, le Tour de France sans vélo, pour Catherine, une soirée sans lecture, pour Daniel, Sedan sans club de foot, pour Gérard, le vélo sans selle, pour Jacqueline, son jardin sans fleur, pour Jean, la forêt ardennaise sans promenade, pour Marcel, sa retraite sans histoire d’amour, pour Marie, les promenades sans son Jean, pour Martine, le journal l’Ardennais sans la rubrique nécrologique, pour Monique, le tricot sans pelote de laine. Ils étaient tous d’accord sur la nécessité de commencer leur rencontre secrète par cette indispensable collation.
C’est la maîtresse de maison qui ouvrit la séance de travail :
– Mes amis, nous sommes réunis aujourd’hui pour préparer nos sympathiques interventions lors de la prochaine foire de Sedan. Nous allons tout d’abord procéder selon la méthode du remue-méninges, autrement dit par un bavardage libre afin de trouver des idées remarquables que nous pourrons peaufiner par la suite.
– Parfaitement, fit Jean. Et j’ajouterai que des retours en arrières, sur les précédentes foires, seront peut-être nécessaires afin de ne pas rééditer, par mégarde, des actions brillantes, certes, mais que nous avons déjà réalisées précédemment.
– Est-il vraiment exclu de reprendre des idées des foires précédentes ? demanda Marcel. Car, lorsque je repense à la foire de l’année dernière quand nous avons joué aux critiques gastronomiques… Qu’est-ce qu’on a bien bouffé !
– Et bien bu, ajouta Bernard.
– L’année dernière, reprit Marcel, on a fait semblant de représenter le Gault et Millaut de la frite, cette année on pourrait se faire passer pour le guide Michelin du couscous.
– Et pourquoi pas ! fit Daniel. Ça a marché, l’élection de la meilleure frite ! On a bouffé gratos pendant toute la foire. Alors pour le couscous, je suis partant.
– Eh, les hommes ! Vous n’avez pas fini de penser qu’à votre ventre ? Le canular du Gault et Millaut pour l’élection de la meilleure frite de la foire de Sedan a effectivement très bien marché. Et il est vrai que l’ensemble des stands de bouche ont gagné en qualité de l’accueil, du service et de l’assiette. Mais selon moi, on ne pourra pas rééditer un tel exploit cette année, même si on change d’étiquette et de gastronomie.
– Catherine a raison, dit Martine. Il faut penser à autre chose.
Ils se mirent tous à penser à autre chose. Marie prit l’initiative de resservir le café et le thé. Est-ce que la digestion du repas dominical, n’étant pas tout à fait terminée, empêchait de faire fonctionner les cerveaux ? Le silence prenait une allure terrienne, vallonnée, paysage recouvert d’une forêt dense, où, sous l’ombre des sous-bois, passaient ici et là des sangliers furtifs. C’est Gérard qui se lança :
– Je sais, ce n’est pas terrible comme idée, mais c’est seulement pour relancer la machine. Rappelez-vous il y a deux ans quand nous avons organisé avec l’aide des petits jeunes de la zup une course de fauteuils roulants dans la foire à l’heure de pointe. Départ, place d’Harcourt, derrière la mairie, et arrivée place Nassau, en faisant obligatoirement trois tours du monument de la place Alsace-Lorraine. Nos candidats invalides ont été ravis, aussi bien les handicapés moteurs que les petits vieux de l’hospice de la Petite Venise. Et qu’est-ce qu’on a ri !
– Oui, on s’en souvient. Où veux-tu en venir ?
– Ne pourrait-on pas recommencer, mais cette fois-ci avec un autre engin de locomotion ?
– Lequel ?
– Je ne sais pas… le déambulateur ?
– Le chariot de supermarché ?
– Le diable des déménageurs ?
– Ou tout simplement en patin à roulettes ?
– Mes amis, intervint Jacqueline, tout ceci est bien sympathique, sportif et drôle. Mais je vous rappellerai deux choses : premièrement, la course folle, qui d’ailleurs nous avait donné à tous le fou rire, nous a valu un entretien serré avec la police municipale, et celle-ci depuis notre exploit fait très attention ; deuxièmement, je voudrais insister sur ce que nous avions décidé après la dernière réunion d’évaluation de la foire précédente : nous avons bien ri avec la course, bien mangé avec le concours de la meilleure frite ; sans parler des autres actions et encore moins de celle qui consista à acquérir en 66 minutes six objets inutiles et idiots qui se vendaient sur la foire ; mais nous nous étions promis que, lors de la prochaine foire, nous agirions de façon beaucoup plus subtile.
– Nous pourrions, intervint Catherine qui s’était arrêtée au coup de six objets en 66 minutes, élire l’objet vendu le plus débile de la foire, et une fois trouvé en faire faire une réplique gonflable géante, au moins cinq mètres de haut, que l’on pourrait exposer quelque part avant la fin de la foire.
– Ton idée est effectivement assez subtile, remarqua Jean. Elle dénote une démarche proche de l’art contemporain. Mais voilà, sans parler du financement d’un tel projet, il y a le problème du temps. La foire serait déjà finie que la fabrication de la sculpture géante gonflable ne serait pas terminée.
– Jean a raison, dit Marie. Rappelez-vous il y a trois ans quand nous avions réalisé le projet photographique de prendre des clichés inédits de la foire. Nous avons réussi cette étape sans problème, et même nous avons obtenu des photos incroyables. Mais nous avons failli dans la réalisation de la deuxième étape, à savoir la projection sur les murs de la ville le dernier soir des meilleures prises. Les moyens techniques nous ont fait défaut au dernier moment.
– C’est vrai, ajouta Monique. Et c’est bien dommage que nous n’ayons rien fait de ces photographies. Il y aurait de quoi éditer un livre et de le vendre sur la foire. Mais c’est déjà bien tard pour s’en préoccuper maintenant.
– Dans ce cas, dit Gérard, je ne sais plus trop quoi penser ni quoi imaginer. Je ne sais même plus dans quelle direction aller.
– Peut-être devrions-nous, reprit Marie, chercher un thème, une idée générale qui servirait de fil rouge.
– Oui, un thème, très bien. Choisissons un thème, fit énergiquement Jacqueline.
– Le sanglier !
– Non, rabâché et pas assez subtil.
– La galette au sucre !
– Trop limité.
– Les trois guerres, 70, 14-18 et 39-45 !
– Pas très gai, et encore une fois, je vous en prie, il nous faut du subtil, quelque chose d’aérien, d’immatériel, insista Jacqueline.
– Tu es bien gentille, fit Bernard, mais ce que tu viens de dire, c’est une musique qui me dépasse.
Un léger silence, du subtil, de l’aérien, de l’immatériel, comme un courant d’air, passa sur l’assemblée. C’est alors que Monique sauta sur sa chaise et dit :
– La musique, le son, le bruit, ça, c’est une idée ! Et c’est subtil !
– Peut-être, mais il y a déjà de la musique à la foire, remarqua Martine, le chant des camelots, le concert des stars montantes ou descendantes, le vacarme de base des rues, en voilà du bruit. Ça ressort de l’immatériel, mais ce n’est pas très drôle. Et je vous rappellerai, que subtilité ou pas, le but de notre association secrète est quand même de bien rigoler.
– Alors si on veut rigoler, j’ai une idée, intervint Daniel. On répand du gaz hilarant partout sur la foire et on installe une rigolade monstre sur tout le centre-ville.
– C’est drôle, ça fait du bruit, mais ce n’est pas subtil.
– Ça le devient si, à un endroit stratégique, on dirige le rire comme un chef de chœur s’occupe de sa chorale.
– Je ne comprends pas.
– On s’installe tous les dix place Crussy et on se met à rire selon un rythme bien précis. Par exemple un hahaha haha, hahaha haha…
– Ou alors un hihihiiii, hihihiiii…
– Ou encore un hoho hoho haaa, hoho hoho haaa…
– Bref, on réussit notre coup si la ville entière se met à rire selon notre modèle.
– Il y a effectivement dans ce cas de la subtilité. Et nous restons dans le cadre de notre association puisqu’il y a rigolade.
– Très bien, je note, dit Marie qui faisait office de secrétaire. Et quoi d’autre ?
– Il y a un truc qui m’amuserait bien… Ce serait, à la foire aux bestiaux, dans la prairie de Torcy, de cacher ici et là de petits haut-parleurs et de diffuser des bruits d’animaux exotiques.
– Oh oui ! Des singes…
-… parmi les cochons ! Et des éléphants…
-… parmi les vaches ! Et aussi des lions…
-… au milieu des chevaux ardennais !
– Vous imaginez, poursuivit Jean, la tête des visiteurs. Ça serait drôle !
Comme toute l’assistance trouvait effectivement ça drôle, l’idée fut aussitôt acceptée et notée par Marie. La machine à idées semblait maintenant lancée. Les propositions fusaient de partout et Jacqueline, la maîtresse de maison et directrice de séance avait du mal à faire régner l’ordre. Marie, la secrétaire, riait tant que sa main tenant le stylo transcrivait aussi les ondes de la bonne humeur de l’association secrète.
Entre autres idées, il y eut aussi celle du bruit en tant que rumeur et de sa vitesse de propagation : quelle rumeur traverserait plus vite la foire d’un bout à l’autre ? Celle de la visite incognito du président de la République ? Ou celle d’une plaquette d’or qui serait glissée subrepticement par les organisateurs dans la poche des visiteurs entre 18 et 19 heures le samedi ?
Et comme ces retraités rieurs voulaient s’amuser, mais aussi de temps en temps s’amuser utile, comme ils le disaient, on décida d’organiser des visites de la foire pour les aveugles du centre départemental des malvoyants, avec un parcours plein de bruits et d’odeurs tout à la fois typiques de la foire, mais aussi originales et insoupçonnées. Et d’ailleurs, pourquoi ne pas étendre cette expérience sensorielle à des voyants auxquels on aurait bandé les yeux pour leur faire découvrir la foire de Sedan sous un angle nouveau.
– Le coup de l’aveugle, dit Martine, ça me fait penser à un film, mais je ne sais plus lequel.
Tous avaient vu ce film, mais personne ne se rappelait du titre. La vieillesse, sans doute, la fatigue neuronale d’un tel après-midi créatif aussi, mais surtout la faim limitaient maintenant les chemins de mémoire. Ils allèrent chercher à la cuisine les sacs et boîtes plastiques, le panier plein de bocaux et la glacière dans laquelle ils avaient transporté des produits de bouche. Jacqueline s’était chargée du pain, Marcel du vin. On saucissonna, car rien de tel qu’un dimanche soir pour saucissonner.
(c) Jérôme Paul (2018)
(c) Annick Paul pour le dessin (2018)
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