Au bout d’un certain temps d’errance à suivre le vol des moineaux, il s’arrêta tout net en entendant :

– Attention au banc !

Une vieille dame était assise, deux cabas remplis de courses à ses côtés. Alors, laissant les volatiles au ciel, il prit place sur le banc.

– C’est bien joli de s’intéresser aux zoziaux, dit la dame, mais ça peut être dangereux de ne pas savoir où l’on pose ses pieds. Vous auriez pu vous abîmer une dôye ou le genou contre le banc.

– Je vous remercie de votre bienveillance.

– C’est core une chance que j’faisais ma pause sur le banc.

L’homme s’assit à l’autre bout du banc.

– Bon, beh, c’est pas tout, fit la dame, mais faut qu’j’y aille.

Et elle se leva pour prendre ses sacs.

– Attendez, je vais vous aider.

– Ah, c’est pas d’refus. À mon âge, il me faudrait un banc tous les cent mètres ou un gars serviable comme vous. Mais attendez ! Je peux pas m’faire aider par un inconnu. Ce serait pas convenable. Vous vous appelez comment ? Moi, c’est madame Forgeron. Marguerite Forgeron.

– Ah, c’est drôle ! Moi, c’est Guillaume Forgeron.

– On s’connaît ?

– Je ne crois pas.

– On est de la même famille ?

– Je ne pense pas.

– Bon, maintenant qu’on s’connaît, voici mes cabas.

la D08

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Marguerite et Guillaume Forgeron laissèrent les bancs qui se trouvent près de la halle de la place d’Armes pour se diriger à petits pas vers la rue de la Poudrière, juste derrière les remparts. En chemin, la dame chercha tout de même à savoir s’il n’y avait pas quand même un vague lien familial entre eux, mais en vain. Au seuil de sa maison, elle lui proposa d’entrer prendre un café. Il y resta déjeuner.

Des fenêtres de chez madame Forgeron, l’horizon était tout vert, tout proche, tout herbu : un rempart contre des envies d’évasion, ou justement une invitation franchir les fortifications.

Après des remerciements mutuels, Guillaume Forgeron reprit son chemin. En levant le nez, il remarqua cette fois-ci, non pas les oiseaux, mais que des nuages – on aurait dit des moutons – étaient tous emportés par le vent vers le sud-ouest. À force de les suivre, il était sorti de Rocroi, avait cheminé une bonne heure sur une départementale quand une camionnette s’arrêta à ses côtés.

– Eh ! Mais c’est Paulo, fit le chauffeur.

– Ah ! Bonjour Alphonse. Comment vas-tu ?

– Beh, comme d’habitude, très bien ! Où vas-tu comme ça ?

– Bah, comme d’habitude, je ne sais pas.

– Monte, je te déposerai un peu plus loin.

Le piéton monta dans la camionnette plateau d’Alphonse Lapaix, ferrailleur spécialisé dans le lave-vaisselle, lave-linge et sèche-linge. En passant par plusieurs villages, ils purent charger quelques gros cubes blancs.

– Mais dis-moi, demanda Alphonse. Comment t’es-tu fait appeler aujourd’hui ?

– Aujourd’hui ? Et bien, seulement Guillaume Forgeron.

– Ah celui-là, il sonne bien. Parce que celui que tu me sers – Paul Mecneuf -, je ne veux pas te vexer, mais il n’est pas terrible comme nom.

– Tu as raison, ce jour-là, je n’étais pas en forme.

– Mais comment tu les trouves, tous ces noms ?

– Je ne sais pas. Ça me vient comme ça. Cependant, je suis certain qu’il y a quelque chose de régulier dans tous ces baptêmes.

– Tu veux dire une règle ? Une loi suprême ?

– Oui, comme tu le dis.

Quand Paul Mecneuf aperçut dans un champ le cul blanc d’un lapin, il demanda à Alphonse Lapaix de l’arrêter.

– Qu’as-tu vu encore ?

– Un lapin.

– Ce ne sera pas le premier. Mais bon, si ça t’amuse.

Il arrêta sa camionnette et, lorsque Paul Mecneuf descendit, le ferrailleur ajouta :

– Robert Duvallon, ça te dit quelque chose ?

– Oui, peut-être… J’ai dû utiliser ce nom-là. Pourquoi ?

– Parce qu’on jase. Il paraîtrait que ce Duvallon encouragerait les gamins à faire l’école buissonnière. Vas-y mollo, les parents n’aiment pas ça.

– Bof, je n’ai rien fait de mal. J’ai simplement dit que le bord de la Meuse pouvait être tout aussi instructif qu’un cours de géographie, d’arithmétique ou de biologie.

– Fais gaffe quand même, Paulo.

Paul Mecneuf salua son ami. Par chance, le lapin était toujours dans son pré. Le promeneur alla à sa rencontre. Mais il advint ce qu’il advient toujours avec les lapins : ils se sauvent. Paul Mecneuf suivit la bestiole.

Assez rapidement, il perdit le lapin de vue. Il croisa un chemin de terre et l’emprunta dans la direction d’un soleil fatigué, prêt à se coucher. Paul Mecneuf finit par arriver aux abords d’un village.

À la première ferme, il vit un homme qui transpirait fortement à vouloir rentrer le bois qu’il venait de couper en tronçons de trente-cinq centimètres et qu’il avait fendu lorsque le diamètre des rondins était trop important. Tout était calculé pour que ça rentre dans sa cuisinière à bois. Une Deville aussi rutilante qu’une vieille voiture de collection, qui chauffait la maison, l’eau, qui offrait sa chaleur pour le four et les plaques de cuisson. Le cœur de la maison.

Il se faisait tard. Le villageois voulait absolument tout rentrer avant la tombée de la nuit. Notre promeneur comprit cela et proposa son aide. Ce dernier fut surpris d’une telle proposition, inhabituelle de la part d’un étranger, mais accepta vu l’urgence de son problème.

– C’est que j’ai promis à ma femme que tout serait rentré aujourd’hui. Et j’avoue avoir pris du retard en buvant l’apéro avec des copains. Je m’appelle Gérard Tonnelier. Mais appelez-moi Gégé, comme tout le monde. Et vous ?

– Enchanté. Moi, c’est Thomas Jeanjean.

Thomas Jeanjean prit vraiment du plaisir à rentrer le bois. Il s’agissait de lancer les rondins à travers une fenêtre du premier étage d’une grange qui donnait sur une chambre à bois. Viser n’était pas un problème. L’enjeu était de jeter plusieurs rondins à la fois. Ou en jeter un avec sa main maladroite. Les deux hommes se prirent au jeu d’inventer de nouvelles règles pour varier les handicaps : en fermant les yeux, en tournant le dos à la grange, en sautant comme s’il fallait mettre un ballon de basket dans son panier. Ils firent plusieurs fois des pauses avec de la bière et des chips. Quand la nuit tomba définitivement, Gégé Tonnelier alla chercher un puissant projecteur afin de finir le tas de bois dans de bonnes conditions. À dix heures du soir, ils avaient lancé les deux derniers rondins. Madame Tonnelier invita Thomas Jeanjean à souper près de la cuisinière à bois. Comme il était très tard et qu’on avait compris que Thomas Jeanjean était un grand promeneur sans véritable domicile fixe, on lui proposa la chambre du fils ainé parti à la ville. Thomas Jeanjean remercia, mais préféra une botte de foin, non loin du tas de bois. Il accepta quand même une couverture.

Le lendemain matin, Thomas Jeanjean sortit de la grange pour prendre son premier bain de soleil. De la paille dans les cheveux et sur ses vêtements scintillait aux premiers rayons chaleureux. Et pour compléter ce beau début de journée, une agréable odeur de pain circulait dans le village. C’était la camionnette du boulanger. Lorsqu’elle s’arrêta devant la ferme, l’épouse du Gégé Tonnelier sortit pour acheter son pain. Elle salua Thomas Jeanjean :

– Vous venez prendre le petit-déjeuner avec nous ?

– Je vous remercie, mais je ne mange jamais rien le matin. À peine un café, plutôt de l’eau. Sur les chemins, on trouve plus facilement des fontaines que des cafetières. Merci pour votre hospitalité. Au revoir. Saluez votre mari.

Et Thomas Jeanjean se mit à suivre la camionnette du boulanger afin de respirer l’odeur du bon pain et percevoir le bruit du croustillant des baguettes fraîches. Il fit ainsi tout le village. Quand le boulanger eut fini ici sa tournée, il sema sans aucun mal Thomas Jeanjean sur la route qui mène vers le Porcien ardennais. Assez rapidement, une autre camionnette, à plateau, apparut qui stoppa au niveau de notre promeneur.

– Alors Paulo, comme on se retrouve.

– Salut Alphonse. Toujours sur les routes ?

– Beh oui. C’est pas que j’ai la bougeotte, mais bon, faut que je voie du paysage. En fait, on est un peu pareil tous les deux.

– Sauf que moi, je suis à pattes.

– Sauf quand tu montes dans ma camionnette.

– As-tu besoin d’un coup de main ce matin ?

– Bah, c’est pas de refus.

Et les deux hommes sillonnèrent l’étrange triangle du Porcien formé par Chaumont, Novion et Château. Quand Alphonse Lapaix eut son content de lave-vaisselle, lave-linge et sèche-linge, ils s’arrêtèrent un peu plus loin pour acheter et manger du boudin blanc froid avec un bout de baguette. Pour quitter Rethel, Paul Mecneuf utilisa le siège ami du véhicule utilitaire, mais une fois en pleine campagne, il demanda à Alphonse Lapaix de le déposer au bord de la route.

– Mais où vas-tu aller, comme ça, Paulo ?

– Je ne sais pas. Par-là, vraisemblablement. Merci pour le casse-croûte.

– De rien. C’est moi qui remercie tes deux bras.

– Au revoir Alphonse.

– Au revoir Paulo… Encore un truc… Ne connaîtrais-tu pas un certain Robert Maçon ?

– Maçon ? Robert Maçon, j’ai dû utiliser ce nom quelque part… Que lui veut-on ?

– Pas grand-chose, mais il y a des bruits qui courent comme quoi ce Robert Maçon aurait passé toute une journée avec les balayeurs d’une grande ville dans les Ardennes.

– Et alors ?

– Ben, quand un civil s’amuse à balayer avec les employés municipaux, ça ne plaît pas à tout le monde.

– Et pourquoi donc ?

– Ben, ils disent que ça ne se fait pas. Que ça peut inciter au désordre public.

– Ah bon ?

– Oui, je sais. Mais fais gaffe quand même.

À peine vingt minutes plus tard, juste avant un carrefour, Paul Mecneuf vit une cycliste traverser sa route perpendiculairement, de droite à gauche. La cycliste allait bon train. Ses longs cheveux presqu’à l’horizontal marquaient d’un trait châtain le tableau, mais surtout l’esprit de notre promeneur. Et ce fut la bonne raison qui le fit tourner à gauche une fois arrivé au carrefour. La cycliste était déjà loin, mais on pouvait encore l’apercevoir. Enfin pas pour longtemps. Au premier virage, il n’y eut plus personne sur la route, si ce n’est un piéton qu’on venait involontairement de semer.

Notre marcheur poursuivit tranquillement sa promenade. Sa persévérance à aller de l’avant fut récompensée, car avant une demi-heure, il aperçut sur le bord de la route la cycliste assise sur le talus en train de tresser ses longs cheveux châtains.

– Bonjour, fit-il tout en poursuivant son chemin, car il était timide.

– Bonjour, répondit la cycliste. Savez-vous réparer un pneu ?

– Un peu. Que lui est-il arrivé ?

– Il a simplement crevé.

– Vous avez du matériel pour réparer la crevaison ? Et une pompe ?

– Oui, j’ai tout ce qu’il faut, mais n’ai jamais pris la peine de savoir m’en servir.

– Je vais vous montrer.

C’est ainsi qu’il fit, en rase campagne, un petit cours de réparation de cycle, niveau débutant, mais sans bassine remplie d’eau pour repérer le trou dans la chambre à air. Il dut opter pour la technique plus délicate de l’ornithologue qui consiste à tendre l’oreille vers la chambre à air gonflée comme si on recherchait dans un pré ou dans un bois le sifflement discret d’un oiseau rare. Le trou fut trouvé, la rustine posée, la chambre à air réintégra le pneu. Avant de remonter sur le deux-roues, il valait mieux attendre un peu que la vulcanisation à froid fasse son office.

Pendant ce temps, la cycliste se présenta et offrit des biscuits.

– Je m’appelle Julie, Julie Lolo.

– Enchanté, moi, c’est Mathieu, Mathieu Dudiable. Votre patronyme est amusant.

– On ne choisit pas. Le vôtre aussi est particulier.

– Vous savez, ça ou un autre.

Quand le vélo fut prêt à reprendre du service, Julie Lolo proposa de transporter son sauveur sur le porte-bagages. Mathieu Dudiable accepta d’utiliser le deux-roues comme nouveau mode de transport, mais en gentleman il offrit ses jambes pour pédaler.

– Et puis quoi d’autres encore ? Non, asseyez-vous en amazone sur le porte-bagages, et vous verrez que les femmes savent aussi tricoter des jambes. Si vous avez peur de perdre l’équilibre, je vous autorise à passer un bras autour de ma taille.

Mathieu Dudiable eut volontiers peur. Tout en pédalant, Julie Lolo et son passager continuèrent à discuter tranquillement de tout et de rien. De rien surtout, car parfois, c’est reposant. C’est ainsi qu’ils arrivèrent à un bourg que traverse le canal des Ardennes. La cycliste était arrivée chez elle. Elle remercia Mathieu Dudiable, lui laissa le paquet de gâteau à finir et une bise sur la joue.

Au bord du canal, Mathieu Dudiable cherchait dans quel sens allait l’eau. Comme il n’arrivait pas à se faire une idée claire, il suivit le canal dans le sens du vent qui soufflait au moment présent, et qui heureusement longeait le cours d’eau.

Tout à coup, avant une écluse, Mathieu Dudiable entendit des cris comme si quelqu’un se noyait. Tout se passa très vite. Une péniche, une femme penchée vers l’eau, et, dans le canal, un chaton faisait maladroitement et effrayés ses premières brasses dans le liquide. Les miaulements du chat étaient imperceptibles, les hurlements de la dame semblaient effrayer l’animal. A cela, il fallait ajouter toutes les cinq secondes une voix d’homme qui criait : « J’peux pas, j’suis à la manœuvre ! »

Mathieu Dudiable eut pitié de la dame, du chaton, mais aussi du marinier qui naviguait son entrée dans le sas de l’écluse. Il retira ses chaussures et sauta dans le canal. Son trou dans l’eau faillit emporter le chaton vers le fond. Le sauveteur fut lui-même étonné de la profondeur du bassin. Bref, de retour à la surface, le chaton s’accrocha à la tignasse mouillée de son sauveteur, et celui-ci put rejoindre à la nage une échelle fixée au premier mur de l’écluse.

La marinière pleurait de joie de retrouver vivant son nouvel animal de compagnie. La péniche était maintenant à l’intérieur du sas, arrimée de lourds cordages. Le marinier pouvait maintenant laisser son engin pour s’occuper de sa femme. En fait, tout était revenu à la normale, sauf que le chaton était mouillé, et que l’inconnu, qui donnait la bête à sa propriétaire, était lui aussi tout trempé.

– Oh monsieur, dit la dame tout émue, sans vous, mon chaton se serait noyé.

– Y pas de doute, dit le marinier. Mais moi, je pouvais pas laisser la péniche comme ça, à l’abandon. Venez, montez sur la péniche, ma femme va vous donner une serviette et des vêtements secs.

Sur la péniche, le sauveteur se déshabilla sans pudeur devant les mariniers, se sécha vigoureusement, et se vêtit comme un marin. On fit ensuite les présentations.

– Je m’appelle Thomas, Thomas Croisière. Pour un marinier, c’est plutôt cocasse. Elle, c’est Nathalie. Duport, c’est son nom de jeune fille. Son père était éclusier. Le jour où je l’ai mariée, elle a monté sur la péniche pour partir en Croisière. Et vous ? demanda le pénichier.

– Jean, Jean Profond. J’avais oublié que l’eau était si froide.

– Je vais vous préparer un café bien chaud, fit Nathalie.

– J’y rajouterai une giclée de gnôle, ça vous évitera d’attraper la crève.

Jean Profond goûta au café corsé, fut invité à dîner, même à passer la nuit sur la péniche. Mais surtout, ce qu’il apprécia particulièrement, ce fut le voyage au fil de l’eau. La péniche poursuivit son voyage sur le Canal des Ardennes, puis après Semuy, elle bifurqua à gauche sur le Canal de Vouziers. Le pénichier devait livrer sa cargaison au petit matin. Il préféra voyager de nuit. Jean Profond tâcha de lui tenir compagnie. Cependant la fatigue de ses grandes journées le rattrapa. Il ne vit pas l’arrivée en pleine nuit à Vouziers.

Lorsqu’il se réveilla, une grue déchargeait la cargaison de pierres de Dom-le-Mesnil. Il remercia Thomas et Nathalie pour le couvert, le gîte et la croisière. Il avait revêtu ses vêtements séchés et repassés. Il se demandait où il irait quand une odeur d’orange pourrie lui dérangea le nez.

L’odeur d’orange pourrie a ceci de particulier qu’il reste quand même un parfum d’orange parmi les effluves de pourriture. En cherchant d’où pouvait provenir cet étrange parfum, il remarqua un camion d’éboueur qui vidait une benne à ordure. L’éboueur avait du mal à manœuvrer tout seul la grosse benne cubique, même avec ses roulettes. Notre nez alla lui prêter main-forte.

Quand la benne fut vidée et remisée à sa place, comme si c’était tout naturel, de même que l’éboueur attrapa sur le camion une poignée et posa sa chaussure de sécurité sur un marchepied, l’assistant impromptu fit de même. En forçant un peu la voix, on pouvait s’entendre.

– C’est sympa de m’avoir filé un coup de main.

– Y a pas de quoi !

– C’est que mon équipier ne pouvait pas venir ce matin. C’est mon frère. Sa femme a accouché cette nuit.

– Un garçon ou une fille

– Les deux. Je m’appelle Antoine, Antoine Lareine. Je suis le roi de la poubelle. Et toi ?

– Moi, c’est Courtois, Antoine Courtois.

– Ça, c’est drôle ! Le chauffeur s’appelle aussi Antoine, enfin Antonio, Antonio Roberto. Lui, c’est le pape de la poubelle. Mais comme il se fait vieux, on l’a mis au volant.

Les deux Antoine allèrent vider les poubelles là où Antonio les conduisait. Ils quittèrent très rapidement Vouziers pour faire deux ou trois villages, comme un coup de balai entre quatre champs, en direction du Chesnes. Les poubelles de cette petite ville offrirent divers effluves qu’il aurait été intéressant à analyser, mais Antoine racontait sa vie à Antoine qui posait des questions à Antoine. Et on sait que les relations sociales sont plus importantes que les odeurs, même si celles-ci peuvent parfois jouer contre.

Sur le coup de midi, sorti de la ville, le camion s’arrêta sur un large bas-côté pour casser la croûte. On partagea le pain et la bière. Enfin, le frère de l’éboueur, le jeune père, Stéphane Lareine, arriva sur la route à vélo. Essoufflé, mais heureux. On accrocha le vélo sur le camion. Stéphane Lareine raconta en un flot de paroles l’accouchement de sa femme et la venue au monde des jumeaux. Antoine Courtois laissa sa place au professionnel, salua son monde, fut remercié chaleureusement.

Un chemin caillouteux débutait à peine à dix pas de là. Une pancarte indiquait un parcours de randonnée. Une raison suffisante pour suivre les flèches.

Après les prés, le sentier s’offrait au bois. Antoine Courtois suivit les indications pédestres. En pleine forêt, au niveau d’un carrefour à huit branches, il rencontra une gamine d’à peine dix ans. Elle était assise sur un gros tronc couché. On aurait pu penser qu’elle ne savait pas quelle direction prendre tant il y en avait, mais ce n’était pas ça le problème de la fugueuse. Car c’en était une. Très jeune, mais tête brûlée. Ce qui embêtait sacrément la fillette, c’étaient plusieurs ampoules que des chaussures peu faites pour la marche avaient causées. Bien que furieuse de devoir remettre sa fugue à plus tard, elle accueillit le randonneur avec espoir.

– Bonjour, moi, c’est Cathy, Cathy Blanquette. J’ai des ampoules aux pieds. C’est une véritable catastrophe. Ça contrarie énormément ma fugue. Vous ne voudriez pas m’aider à marcher, car ces saloperies d’ampoules, comme dirait mon père, me font souffrir le martyre, comme dirait ma mère. Et vous, tu t’appelles comment ?

Le marcheur ouvrit grand les yeux pour goûter ce que ses oreilles venaient d’entendre. Il se présenta :

– Tim Lerouge. En fait, c’est Timothée, mais je trouve ça trop long.

– Moi, c’est pareil. Mon vrai nom, c’est Catherine. Catherine, c’est joli, mais ça n’en finit pas. Alors je dis Cathy, car je suis pressé. Vous voulez me prendre sur ton dos ?

– D’accord. Et on va où ?

– Bah, au point où j’en suis… Suivons les flèches.

La gamine ne pesait rien. Tim Lerouge n’en était pas plus gêné que s’il portait un sac à dos de campeur. Mais qu’est-ce qu’elle était bavarde ! Elle raconta sa vie, son père, sa mère, ses nombreuses fugues. À chaque chapitre, Tim posait des questions pour éclaircir certains détails, connaître les motivations, comprendre les enjeux. À force de parler, ils oubliaient la forêt du Mont-Dieu et débouchèrent sur une départementale déserte. Il ne faut pas oublier que les Ardennes se trouvent sur la diagonale du vide.

Enfin, pas si abandonnée que ça ! Car on pouvait entendre au loin une cloche. Non pas la cloche de l’église d’un village environnant. Non plus une cloche pendant aux fanons d’un bovin, car ce n’est pas ici dans l’habitude. Non, c’était tout simplement la cloche de la camionnette du glacier ambulant. Cling gling ! Cling gling !

Le marchand de glace avait à peine croisé Tim Lerouge et Cathy Blanquette, qu’il s’arrêta. La tête du glacier sortit du véhicule pour lancer :

– Mais c’est la Cathy !

– Mais c’est le Tonton !

– Qu’est-ce qui se passe ?

– J’ai des ampoules aux pieds.

– Je te le dis à chaque fois : pour la prochaine fugue, chausse-toi bien.

– Je sais !

– Mais t’es têtue, la Cathy, que c’est pas croyable !

Le glacier servit une glace pour remercier Tim Lerouge. Pistache et pralinée, même si ses parfums préférés étaient plutôt fruités : citron, mangue poivrée, fruit de la passion.

– Et goûtez-moi ça aussi ! C’est ma dernière invention : fleur de sureau avec des bouts de galette à suc !

– Mon tonton, c’est un poète !

Sur ces bonnes paroles, Cathy Blanquette et son oncle reprirent la route vers le foyer familial. Il avait proposé à Tim Lerouge de lui faire un bout de conduite, mais notre marcheur refusa gentiment. D’ailleurs, il venait d’entendre d’autres cloches, celles provenant à coup sûr de l’église du village voisin. Un appel comme un autre ! Tim Lerouge se demanda s’il parviendrait près de l’église avant que les cloches aient cessé de sonner. Il en doutait fortement, mais ce n’était pas une raison pour ne pas tenter sa chance, sans pour autant accélérer le pas.

Quand le dernier coup de cloche retentit, que l’écho n’était plus très perceptible, avant même que le désarroi n’apparaisse et disparaisse aussitôt, une autre camionnette s’arrêta au niveau du marcheur mélomane.

– Alors Paulo, on rêve ?

– J’écoutais les cloches, mais elles ont cessé de chanter.

– Si tu veux taper sur des casseroles, regarde mon chargement, ajouta Alphonse Lapaix tout fier du contenu blanc métallique de sa camionnette à plateau.

– Il n’y a pas de sots instruments, il n’y a que des musiciens maladroits.

– Raucourt est à cinq minutes d’ici. Tu viens boire une bière à la maison.

– Je t’aiderai à décharger ta camelote.

Alphonse Lapaix avait sa maison, son atelier et son entrepôt de lave-vaisselle, lave-linge et sèche-linge à la sortie de Raucourt, sur la D27. Quand il ne ramassait pas ce type d’électroménager, il le désossait, testait les pièces détachées et remontait le tout dans les cubes blancs pour en faire du presque neuf. C’est la compagne d’Alphonse, Angèle Labelle, qui tenait la boutique où ils revendaient les engins rescapés, retapés, recyclés. On venait de tout le département, et même d’ailleurs, pour acheter pour pas trop cher de quoi faire la vaisselle ou la lessive. Souvent, ceux-là mêmes qui, quelques jours auparavant avaient déposé sur le trottoir l’objet défectueux, allaient chez Alphonse et Angèle acheter une occasion réparée avec des éléments issus du tout qu’ils avaient possédé.

Angèle retint Paul à dîner. On passa une soirée agréable, sans tenir compte du temps qui passait. Alphonse demanda :

– Tu ne connaîtrais pas un certain Robert Lenoir ?

– Oh tu sais, des Robert Lenoir, il y en a beaucoup dans l’annuaire.

– Oui, mais un Robert Lenoir qui aurait ta taille et ta couleur de cheveux ?

– Ça, c’est possible, j’ai dû récemment utiliser cette identité… Pourquoi ?

– Ben, parce qu’il paraît qu’un certain Robert Lenoir aurait aidé un truand à faire le mur.

– Le problème avec les ragots, c’est qu’ils ne sont jamais précis, et que, généralement, ils déforment la réalité.

– Alors qu’est-ce qu’il a fait, ce Robert Lenoir ? demanda Angèle Labelle.

– C’était en ville. J’aperçois une personne à cheval sur un mur assez élevé. Il se laisse glisser côté rue pensant n’être vu de personne. Manque de pot, en tombant, il se tord la cheville. Je l’ai aidé à marcher jusqu’à un café. Il m’a offert une bière. Et c’est tout.

– Oui, d’accord, mais fais gaffe quand même… La police n’aime pas trop ça.

Paul Mecneuf allait presque accepter l’hospitalité d’Alphonse et d’Angèle, quand, étant allés entre hommes uriner au clair de lune, il vit dans le ciel des étoiles filantes. Paul remercia ses hôtes et entreprit sur la route de suivre ces phénomènes lumineux.

Il avait déjà quitté le village depuis un certain temps qu’il vit sur le bas-côté une voiture de type limousine, de celles qu’on nomme familièrement voiture présidentielle. Et surtout il entendit deux hommes qui ne se disputaient pas, mais échangeait fermement des propos. L’un, au ton curieusement sûr de lui, se demandait, déçu, où allait la société si on ne pouvait plus faire confiance aux chauffeurs. L’autre, ne se laissant pas faire, demandait pourquoi il n’y aurait que les gros fonctionnaires de l’état qui auraient droit à faire bonne chère, même si lui, étant chauffeur se privait constamment des bonnes boissons.

– Mais c’est parce que c’est votre métier de ne pas boire, de manger sobrement afin d’être au mieux de votre forme pour me conduire là où mes fonctions…

– À Mouzon, dans une auberge espagnole ?

– … là où mes fonctions m’appellent. Je vous ferais remarquer que c’était un restaurant gastronomique. Par ailleurs, votre métier vous demande aussi de ne faire…

– Et pendant ce temps-là, moi…

– … de ne faire aucun commentaire.

– … je me tape un sandwich au thon, tellement pourri que j’en suis maintenant malade, impossible de conduire sa majesté à ses pénates. Et je vous répète que votre chauffeur, lui, il n’est pas soûl.

Le chauffeur, Léo Lachèvre, eut un nouveau haut-le-cœur et reprit aussitôt son vomissement. Le politicien, Grégoire Picore, poussa un ‘oh la la’ désapprobateur. Il tâcha d’éviter l’homme malade, il y réussit mais son état éthylique le fit dévier dangereusement et alla buter contre un inconnu.

– Vous êtes qui, vous ?

– Je m’appelle Charles Chapelain.

– Vous ne seriez pas chauffeur, par hasard.

– J’ai mon permis de conduire.

– Alors c’est parfait. On va laisser l’autre vomir son sandwich dans la cambrousse, et vous, vous allez me ramener à la maison. Allez, en voiture.

Charles Chapelain aida le politicien Grégoire Picore a réintégré le siège arrière de sa voiture de fonction. Il trouva rapidement dans la boîte à gants une bouteille d’eau qu’il apporta au chauffeur Léo Lachèvre. Après lui avoir demandé s’il pensait avoir tout vomi, la bile aussi, il l’accompagna vers la voiture, et l’installa près du politicien qui ronflait déjà. Il retira du coffre un grand plaid avec lequel il couvrit les deux affalés.

Installé au volant de la voiture présidentielle, Charles Chapelain vérifia le niveau de la jauge d’essence, et constata que le plein avait été fait. L’intérieur du véhicule était très chic, tout noir, avec des boiseries d’ébène, tout cuir, ambiance à la fois feutrée et officielle. Seule une grossière boussole, collée au tableau de bord, faisait kitch. La flèche pointait vers l’est. Ce serait donc la direction. Charles Chapelain suivait au mieux le cap à l’est. Il avait déjà dépassé une frontière. Ses deux passagers dormaient toujours. Maintenant qu’il maîtrisait assez bien sa route, Charles se demanda, finalement, s’il ne pouvait pas trouver quand même un objectif à ce voyage improvisé. Une deuxième frontière venait d’être franchie. En ressassant cette direction sur la rose des vents, il eut l’illumination : aller vers l’est pour rencontrer activement le jour se lever. Il laissa la voiture et ses deux endormis, partit à pied, droit devant lui, vers le début d’une lueur d’aube, car quoi de mieux que d’aller à pied vers les premiers rayons du soleil ?

© Jérôme Paul 2021

© Annick Paul pour le dessin 2021

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Arduina, Raoul, Tonton et les autres