Le nez dans le livre que je tenais d’une main, de l’autre écartant machinalement les branchages qui pouvaient se présenter sur mon passage, les yeux faisant l’aller-retour entre le sol et les pages illustrées, je m’étais aventuré bien loin dans la forêt. Le sol feuillu et mon guide sur les champignons avaient accaparé mon attention. J’avais depuis bien longtemps quitté le chemin laissé derrière moi à Olly au niveau de l’ancienne filature qu’on appelle le Château. J’avais perdu de vue tous les sentiers, toute trace humaine, et finalement lorsqu’il commença à se faire tard et que je me résignais à manger ce soir-là une omelette sans champignon, je dus admettre que je m’étais perdu.

J’errai un temps – le soleil avait certainement disparu derrière l’horizon que je ne pouvais voir sous les arbres – quand j’aperçus au loin entre les troncs de feuillus la silhouette d’un homme. Certainement un chasseur ou un braconnier, il portait sur son épaule la dépouille d’un sanglier. Qu’importe son état, j’étais sauvé.

Pour un chasseur ou un braconnier, il n’avait pas peur de se faire voir avec sa veste rouge écarlate et de grandes bottes de la même couleur. Le col de sa chemise blanche ainsi que les manches dépassaient largement de la veste. Son pantalon brun moulait si fortement ses jambes qu’on aurait cru qu’elles étaient nues et que la peau était de cuir.

Je l’appelai. Il s’approcha. Ce que je vis me fit douter de moi. Avais-je mangé un champignon hallucinogène ? La personne devait mesurer plus de deux mètres : à partir de ses épaules, à la place du cou et de la tête, il y avait une hure de sanglier.

Le Géant des Hauts - dessin d'Annick Paul

Entrez votre email pour lire la suite 🙂

Vous recevrez aussi non seulement la nouvelle « Raoul sur la Voie Verte » (une aventure en tandem le long de la Meuse), mais aussi régulièrement des informations sur les Lettres Ardennaises.

Ma première réaction avait été de me pencher légèrement sur le côté et de plisser les yeux, comme si cela me permettait de mieux voir. La seconde avait été de secouer la tête, de me frotter les joues. Mais comme la vision d’un monstre persistait, je voulus m’enfuir. Cependant mon corps ne répondait pas à mon esprit. Je demeurai paralysé. Qu’allait-il faire de moi ?

Il ne fit rien. On se regarda pendant une minute qui parut durer une heure. Pendant ce temps, une histoire lue quelque part, sûrement dans le bestiaire fantastique du professeur Dambroise – Monstres du massif ardennais -, revint brusquement à ma conscience : il y aurait eu ou il y aurait encore dans la forêt d’Ardenne un monstre humanoïde à tête de sanglier – parfois appelé le Géant des Hauts, parfois nommé le Minotaure des Ardennes, ou encore le Solitaire des Crêtes. Un monstre dévorant la grande faune des bois : cerfs, chevreuils, sangliers même et à l’occasion des promeneurs, des chasseurs, des braconniers ou des contrebandiers que l’orage avait désorientés.

Le monstre fit quelques pas et m’adressa la parole, car il parlait. Sa voix était grave, mais calme et presque douce : « Que fais-tu là ? » Je lui répondis. Il ajouta : « Viens ! » Et je le suivis, comme hypnotisé. Il ne m’avait pas sauté dessus, n’avait montré aucun signe de violence, et pendant un instant, je crus qu’il allait me ramener vers un chemin forestier ou une route goudronnée, mais au lieu de cela, je me rendis compte qu’on s’enfonçait plus encore dans la forêt à mesure que la nuit tombait.

Au début de la marche, aucune parole ne fut échangée. Progressivement, il me posa des questions. Mon nom, d’où je venais, ce que je faisais dans la vie. Tout cela et d’autres banalités. Il était avide de mes réponses. On aurait dit qu’il prenait plaisir à parler, à converser pour de vrai et à quelqu’un de réel, de vivant.

La marche fut longue, on prenait à droite, à gauche, tout droit et ainsi de suite. Curieusement, j’avais parfois l’impression de repasser par les mêmes endroits. Nous arrivâmes dans une clairière éclairée fortement par la pleine lune. L’herbe y était drue. Un amas de rochers trônait au milieu qui semblait offrir une ouverture souterraine. Sur l’esplanade, je vis des boules blanches. Même dans la pénombre, je reconnus très vite des crânes humains.

Sans dire un mot, il me laissa là, et disparut par le trou entre les rochers. Il devait y avoir une grotte souterraine, son antre. Il y resta à peine cinq minutes et en ressortit tout nu. Le monstre était encore plus impressionnant : un corps immense, musclé d’où jaillissait l’animalité. Ce n’était pas le fruit d’une malformation. C’était bien un mélange corps d’homme et hure de sanglier. Il y avait de la barbarie. Cet être improbable dégageait une violence dramatique. Il se mit à grogner, puis à pousser un hurlement qui fit peur à toute la forêt. Je crus que mes minutes étaient comptées. Il allait me dévorer, me manger jusqu’aux os, et ne laisser qu’un crâne comme souvenir de son repas.

Mais il n’en fit rien. Après s’être roulé par terre plusieurs fois, en ayant presque oublié ma présence transie et muette, le monstre à tête de sanglier alla se coucher contre les rochers. Avant de s’endormir, il tourna sa tête animale vers moi en me disant seulement qu’il se faisait tard et qu’il fallait dormir.

Évidemment, lorsque je le supposai endormi, j’en profitai pour me sauver. Même s’il faisait nuit, je pris mes jambes à mon cou et allai le plus vite que je pus. Au bout d’une heure, je revins exactement au même endroit, à cette clairière, sous les étoiles, où dormait le monstre. Je retentai deux autres fois cette évasion et à chaque fois je revenais vers le minotaure à tête de sanglier.

Au matin, j’avais froid et je n’avais pour ainsi dire pas fermé l’œil. Et pourtant, je n’avais pas vu le monstre disparaître. Il n’était plus là. À peine debout, j’allai m’enfuir de nouveau. Mais la créature apparut, sortant du sous-bois. Il tenait un sac de toile rempli. Me voyant grelotter, le monstre posa son sac et pénétra dans sa grotte. Il en revint avec une couverture de laine qu’il me donna.

Il vida le contenu de son sac sur l’herbe et m’invita à manger. Il y avait à terre un tas composé de châtaignes encore dans leur bogue, des noisettes, des faines, divers champignons, des escargots vivants, quelques limaces et deux grenouilles un peu groggy. « Pour vous désaltérer, me dit-il en optant d’un coup pour le vouvoiement, vous pouvez lécher la rosée sur les grandes herbes. Attention à ne pas vous couper la langue. » Puis il se mit à rire. Un rire heureux, un peu comme celui d’une victoire sur l’espèce humaine.

La grotte dont l’ouverture se trouvait parmi les gros rochers n’était en fait qu’un gros trou, mais abrité, au fond duquel des fougères sèches servaient de litière. J’y passai dès lors mes nuits, n’étant pas habitué à dormir à la belle étoile. Il y avait aussi un grand coffre en bois. Certainement le trésor du monstre. A une certaine heure de la journée, quand il y avait du soleil, l’antre de la petite grotte était un peu éclairé. C’est ainsi que je pus examiner le contenu du coffre. Il y avait en désordre des vêtements, sa veste et ses bottes écarlates, quelques rares livres usés à force d’avoir été lus, et un matériel de campeur, casseroles, couteaux, une grosse gourde, un bocal hermétique contenant encore deux ou trois allumettes, une machette et aussi un cadre avec la photo d’un homme encore jeune, grand et fort dont la silhouette me fit penser à mon hôte, mais avec une vraie tête humaine.

Je cherchai derrière le cadre un nom. Je découvris derrière la photo, cachée, une découpure de journal. C’était l’article de l’Ardennais mentionnant la disparition mystérieuse d’Edouard Prendick. C’est ainsi qu’il s’appelait. L’article datait de l’année 2000. Cela faisait maintenant plus de vingt ans, presque un quart de siècle qu’Edouard Prendick vivait dans la forêt avec une tête de sanglier sur les épaules. Le coffre de la petite grotte témoignait qu’il était venu se réfugier là, ou qu’on l’y avait mené afin qu’il s’y cache en campant dans cette clairière comme un marin abandonné sur une île déserte.

J’allai voir le minotaure et l’appelai par son nom. Il parut surpris, étonné d’entendre un nom qu’il avait cru perdu dans une vie antérieure. Il grogna et entra dans les bois, me laissant seul. Il revint quelques heures plus tard avec une sorte de plateau de branches tressées, couvert de feuilles vertes, sur lesquelles il y avait des mûres, des fleurs sans leur tige et un rayon de miel sauvage.

Il me posait énormément de questions sur le monde extérieur qu’il semblait avoir connu d’une manière ou d’une autre. Il me demanda aussi de lui raconter des livres. Je suggérais d’aller lui en chercher. Il ne relevait jamais ma proposition, craignant certainement ne plus me revoir s’il me libérait, ou me revoir peut-être mais accompagné d’une armée de chasseurs.

Il était nu tout le temps dans la clairière, et allait chercher notre nourriture dans le même appareil. Parfois, il s’habillait de ses bottes rouges, de sa grande chemise blanche et de sa veste rouge (il ne portait en fait pas de pantalon) et s’absentait quelquefois plus longtemps, toute la journée. Pendant, ces absences, il devait aller au plus loin de son territoire, presque aux frontières de la civilisation, sans doute pour apercevoir quelques êtres humains, des maisons. J’en profitais de ces occasions pour essayer de sortir de ces bois, mais, inévitablement, je tournais en rond et revenais sans m’en rendre compte à la clairière.

Trois jours après mon arrivée à la clairière, on entendit deux coups de feu dans la forêt. Le minotaure grogna. Il pénétra dans la grotte, en ressortit aussitôt et tenait quelque chose dans une main que je ne sus distinguer. Il s’enfonça dans les bois du côté des coups de feu. Un peu plus tard, il rentra à la clairière, l’air sombre, le torse maculé de sang. Dans une main, il avait un long couteau – je reconnus la machette rangée dans le coffre de sa grotte -, et dans l’autre un fusil de chasse qu’il tenait par le canon. Une troisième main restait crispée sur la partie de la crosse près de la gâchette : au niveau du poignet, la coupure avait été nette et ne saignait plus vraiment. Le monstre brisa le fusil contre un rocher. Fatigué ou déçu, il alla se blottir contre les grosses pierres et s’endormit.

Une fois, et je me demande encore comment il avait réussi un tel tour de magie, il revint d’une de ses virées en costume avec deux bouteilles de bière de 75 centilitres. Où les avait-il trouvées ? C’était certes des bières brassées localement dans les Ardennes, mais deux bouteilles ne se trouvent pas facilement en forêt. On but chacun sa bouteille au goulot, et un instant j’oubliai ma captivité, et lui, certainement sa condition. Comme si le breuvage avait eu un effet magique, il commença à me raconter sa vie.

Je m’attendais au récit d’un jeune homme victime d’un sort et qui, transformé en monstre, errait depuis plus de trois cents ans dans la forêt ardennaise. Mais ce ne fut pas le cas. Il ne me fit pas un conte de fées. Je n’entendis pas ce qui aurait ressemblé à une fable mythologique avec une histoire d’amour entre un homme et une laie, ou le viol d’une jeune femme par un vieux solitaire, s’ensuivant la naissance d’un être monstrueux mi-homme mi-sanglier.

Il me raconta l’histoire d’un accident de chasse. Il était parti en forêt en compagnie d’un notable de Sedan, le docteur Moreau. Un chirurgien assez original qui l’avait invité à chasser le sanglier. Un coup de feu partit et le toucha à la tête. Était-ce vraiment un accident ? Le chirurgien mauvais tireur lui prodigua sur place les premiers soins puis l’emmena non pas à l’hôpital, mais chez lui, dans sa clinique privée. Le bâtiment tout blanc, en pleine ville de Sedan, était entouré d’un grand parc, lui-même ceint par une haute muraille. Je la connaissais de l’extérieur, cette clinique privée, pour y être passé plusieurs fois devant. On disait qu’il l’avait fermée depuis bien des années suite au décès de sa femme et qu’il y vivait seul, de ses rentes, et, qu’à la place d’un chien, il avait un sanglier qui retournait joyeusement la pelouse de son parc.

« C’est là, dans sa clinique, dans une salle d’opération un peu vieillotte qu’il m’a amené sanguinolent, à moitié mort. C’est là, quand toute la ville vaquait à son quotidien, qu’il a travaillé pendant plusieurs semaines sur mon corps, sur ma tête, sur mon visage. J’avais eu la face complètement défigurée par le coup de feu. Le chirurgien fou a opéré une greffe du visage, mais avec la hure d’un sanglier. Une sorte de masque vivant. J’étais devenu un jouet entre ses mains, un guignol : le personnage principal de son théâtre sanglant. Il me charcutait comme on taille dans de la viande de porc, et pourtant il le faisait avec soin, avec passion, presque avec amour. Il ne voulait en aucun cas me rater. Je devais être son chef-d’œuvre. D’autant plus qu’il se faisait quand même un peu vieux et qu’il n’en était pas à son premier essai. »

Tous les crânes humains que j’avais vus traîner sur le sol de la clairière n’étaient pas les restes de ses repas ou de sa violence, mais le rébus des expériences ratées de son créateur. Pendant des années, plusieurs décennies, le chirurgien fou avait tenté ces opérations du diable sans succès et était venu ici enterrer ses victimes, sauf leur crâne qu’il déposait à l’air libre comme pour lui rappeler qu’il avait failli. La clairière n’était pas qu’un sanctuaire, c’était aussi un cimetière.

Qu’était devenu le chirurgien ? « Je l’ai tué, répondit-il, évidemment, lorsque je me suis rendu compte de ce qu’il m’avait fait. Enfin, je l’ai tué, mais pas du premier coup. La première tentative fut juste après l’opération, mais j’étais très faible, et je n’étais pas encore habitué au poids de ma nouvelle tête. Je ne réussis qu’à me blesser, à rouvrir quelques plaies. »

« Il m’a gardé prisonnier un bon bout de temps, comme une pièce de collection. Pour voir aussi, bien sûr, combien de temps la greffe tiendrait. Et elle a tenu. Au début, il me bourrait de médicaments dilués dans mes repas ou l’eau que je buvais. Ça a duré six mois. J’ai réappris à manger avec une gueule de sanglier. Ne serait-ce que boire a été tout un travail de patience et de volonté. Je ne sais pas d’ailleurs pourquoi j’avais cette envie de survivre. Me droguait-il afin de modifier mon état de conscience ? J’ai appris à porter sur mes épaules cette tête plus lourde et plus imposante qu’avant. Je reprenais des forces. Dans ma cellule, comme n’importe quel prisonnier qui ne se laisse pas aller, je faisais de l’exercice physique. Je gagnais avantageusement en muscles. Là encore, c’était certainement un effet des médicaments, ou était-ce une production d’hormones nouvelles dues à ma nouvelle nature mi-homme, mi-sanglier ? »

« Puis, ne pouvant résister à tenter des expériences, il a diminué les doses de médicaments antirejet jusqu’à ne plus m’en donner. Par miracle, je pouvais vivre sans. Le plus difficile avait été de réapprendre à parler. Je dois dire que le chirurgien y a mis un soin remarquable. Il était devenu un formidable orthophoniste. Mais là aussi, il était intéressé : il voulait pouvoir échanger avec moi de mes sentiments, de mes pensées de monstre. Il me montrait souvent des illustrations tirées de diverses mythologies dans lesquelles les créatures mi-hommes mi-animales ont droit de cité. »

« Un matin, je me suis réveillé une cheville enserrée dans un cadenas de fer relié à une longue chaîne. La porte de ma cellule était ouverte. En suivant la chaîne, je suis arrivé à une grande baie vitrée ouverte sur le parc. Je pouvais prendre l’air, marcher dehors, respirer de l’air frais, sentir sur ma peau les rayons du soleil. Évidemment, la chaîne limitait mon parcours. Je ne pouvais atteindre la grande muraille derrière laquelle j’entendais les bruits de la circulation des citadins pressés. »

« Un soir, il a apporté à ma cellule des vêtements. En fait, cela avait plus l’air d’un costume de théâtre : une paire de grandes bottes rouges, un pantalon en lin, une grande chemise blanche avec jabot et manches bouffantes, et une veste rouge. Il m’a prié de me vêtir pour venir faire honneur à un dîner dans la salle à manger. Il m’a demandé aussi de replacer la chaîne à ma cheville, de fermer le cadenas automatique. Ce dont j’étais habitué depuis un certain temps. »

« Décidément, plus fou ou plus sénile que le chirurgien, on ne faisait pas. La table dressée ressemblait à un festin digne des plus belles natures mortes qu’on peut voir dans certains musées. Nous étions deux, il y en avait pour dix. La table n’était éclairée que par des bougies. Ma chaîne me permettait cette fois-ci d’atteindre une chaise et de m’y asseoir. Le repas a été excellent et bien arrosé. C’est surtout lui qui a bu. Vers la fin du repas, il est allé chercher une nouvelle bouteille de vin. J’ai présenté mon verre pour qu’il le remplisse. Quand il s’est approché, je l’ai pris des deux mains et j’ai plongé ma gueule sur son cou. Les dents d’un sanglier ne pardonnent pas. Mes défenses et mes grès ont tranché les veines vitales. Ma rage éclatait plus encore. J’ai donné de nombreux coups de mâchoires, jusqu’à ce que sa tête tombe. »

Le Géant des Hauts m’expliqua ensuite comment il se libéra de sa chaîne, comment il s’organisa pour préparer une sortie sans être repéré, pourquoi il choisit de ne pas laisser le cadavre du chirurgien dans sa clinique, comment il y effaça toutes traces de sa présence et de son crime, comment il trouva dans les papiers du fou, sur une carte, l’emplacement de la clairière que la forêt et le relief protégeaient, et comment y accéder. Il rassembla quelques affaires lui permettant de survivre dans les bois, se rappela qu’il fallait conduire une voiture, trouva les clés du portail et s’enfuit. Il me désigna, dans la clairière, un crâne, le seul reposant sur une pierre. C’était ce qui restait de visible du savant fou.

D’après son histoire, je pus situer la clinique du chirurgien fou parmi le décor de la ville de Sedan. C’était maintenant une ruine. Un terrain vague, mais privé, où même les voyous n’osaient entrer tant il y avait autour de la bâtisse à demi écroulée des histoires à effrayer les plus audacieux. Étrangement, seuls les murs d’enceinte étaient restés intacts. C’est pourquoi la municipalité, malgré des tentatives notariales pour retrouver le propriétaire, avait toujours laissé l’ancienne clinique du docteur Moreau vivre sa vie de ruine.

Je lui demandai pourquoi il me retenait prisonnier. « Je ne vous retiens pas. Vous êtes libre, vous l’avez toujours été. Même si j’avoue profiter votre présence. Vous m’êtes sympathique. Si vous voulez quitter la clairière, faites-le. Je vous remercie de m’avoir tenu compagnie, de m’avoir parlé, de m’avoir écouté. Je vous demande seulement de taire mon existence. Et si vous ne pouvez pas vous retenir de parler, faites-le alors sous forme d’un conte littéraire, un truc qui paraîtra dans une petite revue régionaliste, et qu’on tiendra pour être le pur fruit de votre imagination. »

Je profitai de ce qu’il venait de me dire, lui dit au revoir, et quittai la clairière avec la ferme intention de rentrer chez moi. Cette fois-ci, cela mit un peu plus longtemps que les autres fois, mais je retournai à la clairière, persuadé d’avoir tenu toujours le même cap, toujours la même ligne droite. Il m’accueillit avec ce que je pus percevoir comme un sourire. Il avait préparé un repas pour deux : cresson sauvage, ail des ours, jeunes crosses de fougère, plantain, mûres et myrtilles, pignons de pin. Il m’expliqua que sa forêt et sa clairière n’étaient pas enchantées. Il n’y avait rien de magique, rien de labyrinthique. Seul le relief faussait inévitablement la marche et vous faisait revenir à votre point de départ, c’est-à-dire la clairière. De même, la clairière était protégée par un même phénomène géographique inverse qui écartait naturellement tout visiteur.

Il me libéra, enfin, il me montra lui-même le chemin du retour à la civilisation, à condition que je lui apporte chaque mois des livres dans un point secret de la forêt. Lors de mon retour dans la société, je compris qu’on m’avait porté disparu. On me croyait mort. J’avais passé finalement trois mois en compagnie du minotaure ardennais. J’avais cru l’avoir fréquenté à peine trois semaines. La longueur de ma barbe et l’état de mes vêtements attestaient que j’avais survécu en forêt et non que je m’étais enfui en Belgique, aux Pays-Bas ou ailleurs pour vivre je ne sais quelle vie.

Pendant deux ans je portai donc régulièrement une pile d’ouvrages divers, quelques polars, beaucoup de romans d’aventures et, curieusement, aussi de la romance de gare. J’avais tenté de retrouver la clairière, mais sans succès. Un jour, je vis que les livres du mois dernier n’avaient pas été emportés. Ce fut la même chose trois fois consécutives. Je conclus que le Géant des Hauts était mort de sa solitude. Quand j’entendis ici et là, à divers points du département, qu’on avait vu un monstre : un homme à tête de sanglier, qui s’approchait parfois un peu trop près de promeneuses, seules ou en groupes.

© Jérôme Paul

© Annick Paul pour le dessin