Personne n’avait jamais véritablement vu Arthur Dumonde, pourtant tous, dans le département des Ardennes, connaissaient son nom, appréciaient ses multiples réalisations, et savaient son immense fortune. Tous l’aimaient pour ainsi dire. Tous ? Non ! Trois personnes le détestaient profondément. Mais avant de rencontrer ces trois ennemis, faisons un peu connaissance avec Arthur Dumonde.
Arthur Dumonde avait fêté récemment ses 40 ans. Il en avait passé la moitié à l’étranger, devant un écran d’ordinateur, à fabriquer des algorithmes pour des multinationales le jour, et la nuit, à imaginer d’autres algorithmes plus innovants pour s’amuser. Ces dernières années, pendant que ses contemporains dormaient, il avait créé un algorithme génial qui pouvait permettre aux grands d’internet de décupler de façon exponentielle leur chiffre d’affaires. Au lieu de le céder au plus offrant, il réussit à le vendre très cher aux cinq géants du net réunis. La signature de la vente eut lieu dans un endroit secret en présence des cinq patrons. En moins d’une minute, Arthur Dumonde était devenu multimilliardaire.
Au lieu de s’acheter une île déserte en plein Pacifique, avec avion personnel, chef étoilé privé, un majordome, quatre ou cinq coachs sportifs, une masseuse et un kiné à domicile, Arthur Dumonde préféra retourner dans les Ardennes, son pays natal, pour, dans l’anonymat, s’amuser un peu.
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Sa toute nouvelle fortune lui apportait une telle liberté qu’il n’avait plus besoin de compter ses sous. Il se mit à dépenser en fonction de ses envies ou de ses réflexions. Au début, il acheta des objets et des services : un petit château, sa rénovation et le traiteur qui le nourrissait midi et soir : mais fut vite lassé. Il se rendit compte que ce qui l’amusait plus encore, c’était d’entreprendre des projets, de créer de l’inattendu ou de l’innovation dans le département des Ardennes. Il jubilait à l’idée de réaliser des choses que la plupart des gens pensaient impossibles. Ça lui donnait l’impression de jouer à ces pessimistes un bon tour. À partir de cette pensée, tous ces projets s’étaient appelés ainsi – les tours – et il les numérota.
Au moment où nous prenons cette histoire en cours, Arthur Dumonde était rentré dans les Ardennes depuis déjà trois ans et venait d’achever son tour numéro 71 qui avait consisté en la construction de sept répliques grandeur nature de la sculpture monumentale du sanglier Woinic et en leur installation aux portes du département : sur la voie rapide près de La Chapelle à l’emplacement de l’ancienne douane, sur la D8043 vers Montmédy juste après Signy-Montlibert, sur la D964 après Mouzon et avant Moulin-Saint-Hubert en direction de Stenay, aussi vers Stenay, mais sur la D947 en territoire argonnais, sur la D977 en direction de Suippes, au bout de la nouvelle autoroute A304 vers la Belgique au niveau du Gué d’Hossus, tout au bout de la pointe du département, après Givet sur la D8051. La sculpture originelle fut déplacée bien après Tagnon, toujours sur l’A34 pour faire face à Reims. Le conseil départemental, qui était, il faut le dire, un peu ardenno-chauvin, accepta ces installations à l’unanimité des votes.
Qu’avait-il réalisé d’autres ? Trois fois rien, aurait dit Arthur Dumonde. La reconstruction à de certaines ruines ardennaises : Le Mont-Dieu, la Cassine, et même le château de Mont-Cornet. Ces projets avaient été menés bon train. Ce qui n’est pas trop compliqué quand la pompe à finance offre un flux constant et de forte pression. D’autres projets n’avaient pas encore abouti, car ils ne dépendaient pas uniquement du porte-monnaie, même très bien fourni. Si les responsables ardennais étaient sensibles, particulièrement au bruit des euros sortant d’une corne d’abondance, l’état français n’appréciait pas qu’on veuille redessiner le territoire. C’était pourtant le tour numéro 52 qu’Arthur Dumonde avait initié en lançant l’idée de la création d’un nouveau département, en l’occurrence l’Argonne. Cette région naturelle, formée de forêts et d’étangs, est tiraillée entre trois départements : la Marne, La Meuse et les Ardennes. Autant dire, selon Arthur Dumonde, qu’elle n’existait pas. Et ça, ça lui faisait de la peine, au point qu’il ne voyait aucun problème à céder la partie de l’Argonne située dans le département des Ardennes pour la naissance d’un nouveau territoire administratif basé sur une région géographiquement certifiée. Arthur Dumonde finançait quelques groupes de pressions politiques, dont l’un, nommé Les Argonautes, sillonnait les écoles et collèges pour planter dans les jeunes cerveaux la graine d’un nouveau régionalisme.
Arthur Dumonde avait d’autres projets plus anecdotiques touchant aux voitures. À croire que lorsqu’on a de l’argent, il faut s’acheter des voitures… Bref, le projet numéro 5, ou plutôt le tour numéro 5, avait été de lancer dans un garage de Villers-Semeuse une ligne de transformation de vieilles 4L en voitures électriques avec des moteurs de Tesla et de les vendre trois fois rien au prix de l’argus. Le tour numéro 23, très altruiste, avait consisté à mettre cinq limousines avec chauffeurs à la disposition des grands-mères célibataires du département pour les emmener faire leurs courses au supermarché. Un simple coup de fil, un rendez-vous et le tour (numéro 23) était joué.
L’un des tours dont il était le plus fier est celui qu’il avait joué aux pessimistes qui étaient persuadés que, même avec de l’argent, il serait impossible de relancer l’économie et surtout l’image de marque du département. Ce fut en fait une série de bons tours (les numéros 7 à 15) qu’il entreprit de leur jouer en rachetant tout le Vieux Sedan, en le rénovant, en y installant des boutiques à la fois chics, alternatives et populaires, en ouvrant des cafés et petits restaurants branchés pas chers. Le bon tour numéro 15 avait été de racheter le Palais des Princes et de le transformer en incubateur de start-up (dont il devint le principal investisseur) et en espaces de coworking ; ce qui fit venir toute une population proactive et innovante, qui logeait par ailleurs dans les Vieux Sedan. Pour ne pas être catalogué de grossier promoteur immobilier, Arthur Dumonde avait proposé aux primo-habitants du Vieux Sedan ou de rester dans leur appartement qui serait rénové ou de quitter leur logement pour prendre possession d’un pavillon avec en extérieur un barbecue en dur dans le Sedanais. Deux tiers optèrent pour la maison avec jardin. Le Vieux Sedan était maintenant habité par un tiers de Sedanais de souche, un tiers de startupeurs. Le dernier tiers fut vite rempli par une population jeune et variée, attirée par l’ambiance branchée du nouveau quartier.
Tous ces bons tours plaisaient énormément à tous, comme il a été dit, sauf à trois personnes. Mais pourquoi donc ? Le premier mécontent était un homme politique – Walter Alalu – qui avait passé sa vie à tenter l’impossible pour ses concitoyens, et qui avait vu tous ses projets échouer. Malgré cela, grâce à ses bonnes paroles, il avait réussi à se faire réélire plusieurs fois. Mais il sentait le vent tourner. Et quand un parvenu avec les poches pleines réussissait à renouveler complétement le territoire, sans même en tirer une gloire politique, ça, ça plongeait Walter tout d’abord dans l’incompréhension la plus totale, et ensuite ça noyait Alalu dans la frustration la plus noire. C’est lorsque ses propres électeurs commencèrent à le comparer à un guignol, qu’il considéra Arthur Dumonde comme un ennemi gênant qu’il fallait abattre.
Le deuxième adversaire d’Arthur Dumonde s’appelait Emile Lieusou, grand inspecteur des impôts, catégorie exceptionnelle, surclassé au niveau régional, chevalier de l’ordre du mérite boursier, le plus jeune président d’honneur du Club de la surtaxe. Emile Lieusou était craint partout dans le nord-est de la France en général et dans les Ardennes en particulier pour sa rigueur que certains jugeaient morbide. Bref, il détestait Arthur Dumonde, car selon lui, on ne pouvait être aussi riche sans se plaindre de payer des impôts, et Arthur Dumonde ne se plaignait pas d’offrir une fortune à l’état français par la voie fiscale. Mais ce qui tracassait Emile Lieusou plus qu’autre chose, c’est qu’il était persuadé que l’argent d’Arthur Dumonde était sale, qu’il devait puer les trafics honteux, que ce n’était pas de l’argent honnête. Emile Lieusou avait pourtant épluché la comptabilité de tous les projets connus d’Arthur Dumonde sans trouver la moindre erreur. Il vivait cela comme un échec, lui qui n’avait jamais failli. Une raison suffisante, selon lui, pour effacer le milliardaire de la surface du monde financier.
La troisième personne à détester Arthur Dumonde était journaliste à l’Ardennais. Lila Hélis était la star du journal, la personne grâce à laquelle le journal départemental avait doublé ses tirages et était même lu à la capitale par des gens influents. Ce que Lila Hélis ne supportait pas, c’est qu’Arthur Dumonde avait toujours refusé de lui accorder des interviews. Pour se venger, elle avait écrit un article sur le passé étranger du multimilliardaire, en faisant du créateur de logarithmes un affreux bonhomme aux mœurs douteuses, suggérant qu’il avait un casier judiciaire dans plusieurs pays. Arthur Dumonde entreprit un procès en diffamation qu’il gagna facilement. Le journal aurait presque fait faillite s’il avait dû payer les dédommagements. Mais les avocats ne réclamèrent que la mise à pied de la journaliste pour six mois. Cette humiliation détermina Lila Hélis à se venger de la façon la plus radicale.
Animés par ces joyeux sentiments, les trois ennemis d’Arthur Dumonde s’étaient mis à la recherche du milliardaire pour en découdre. Le problème, c’était qu’Arthur Dumonde était introuvable pour la simple raison qu’il faisait tout pour qu’on ne le trouve pas. Il avait rapidement quitté son petit château pour aller vivre on ne sait où dans les Ardennes, et certainement dans plusieurs endroits à la fois. Il était impossible de repérer sur le territoire ardennais une personne menant un train de vie de milliardaire. De plus, Arthur Dumonde s’était découvert le goût nécessaire pour le travestissement et changeait régulièrement d’apparence. C’est donc les oreilles grandes ouvertes, que les trois ennemis étaient toujours à l’affût du moindre bruit, du moindre ragot, de la moindre information permettant de situer Arthur Dumonde.
Pourtant, un jour, ils apprirent chacun de leur côté qu’Arthur Dumonde allait rencontrer le brasseur ardennais d’origine belge Hans Devacan ce samedi après-midi dans le café situé dans les caves de l’ancien Palais de Justice sur la place Ducale à Charleville. Tous trois demandèrent discrètement au patron où se trouvaient le brasseur et son compagnon de table. Au premier, il expliqua qu’ils étaient déjà partis, mais qu’ils s’étaient assis à cette table, là, au fond. Walter Alalu s’y installa avec un verre de Suze. Au deuxième, il répéta ce qu’il venait de dire et indiqua la table où se tenait le politicien. Emile Lieusou alla s’y assoir avec un verre de double Picon sans bière. Le patron fit de même avec la troisième et lui servit un Campari groseille, car Lila Hélis était snob. C’est ainsi que les trois ennemis d’Arthur Dumonde firent connaissance et purent exposer leur amertume.
Pendant ce temps, Arthur Dumonde, qui n’était pas loin, discutait sur la place Ducale avec les deux vendeuses de gaufres qui ont leur baraque à l’entrée de la rue de la République. Il était aux anges. Il redécouvrait la légèreté des gaufres au sucre et ne savait pas décider des deux productions laquelle était la meilleure. Il voulut connaître les recettes pour comprendre ainsi quelques différences, mais tomba sur deux secrets professionnels et deux dames intransigeantes, même si elles étaient tombées sous le charme de l’inconnu. Arthur Dumonde vit là un nouveau bon tour à jouer. À qui, il ne savait pas, peut-être à lui-même, et demanda aux dames le numéro de téléphone de leur patron. Il passa aussitôt un coup de fil à son homme d’affaires, transmit les numéros et lui demanda de faire l’acquisition au prix fort de ces deux petits commerces ambulants. Dix minutes après, on lui téléphona que, désormais, il était propriétaire de deux gaufriers mobiles. Il donna les instructions afin que les dames deviennent gérantes de leur propre activité. En annonçant la nouvelle, il invita ces nouvelles PDGs – Professionnelles Devouées à la Gaufre – à passer le weekend chez lui avec leur roulotte afin de découvrir la recette de la pâte légère, d’établir un plan de collaboration entre les deux concurrentes et de réfléchir à étendre la gamme de gaufres pour aller au-delà de la gaufre sucre, chocolat, chantilly. Voilà, c’était son bon tour de la journée, numéro 72, vu que celui qu’il avait planifié avec le brasseur n’avait pas entièrement porté ses fruits.
Alors qu’Arthur Dumonde se goinfrait de gaufres, ses trois ennemis avaient fait connaissance, avaient exposé leurs griefs, s’étaient respectivement indignés, étaient d’accord qu’il fallait trouver une solution pour stopper les agissements du milliardaire. Une séance de remue-méninges commença. Très rapidement, il s’avéra que les voies officielles et légales ne pourraient en rien entamer la bonne humeur entrepreneuriale d’Arthur Dumonde. Mais quand on est à bout et obstiné, on peut vouloir recourir à des biais que la majorité ne recommande pas.
La diffamation avait déjà été utilisée sans succès. Ce que Lila Hélis confirma. Le politicien Walter Alalu proposa de mettre le milliardaire en concurrence avec une autre figure douteuse et richissime du département. Il voulait parler de Pablo Saint-Iges qui avait racheté la presqu’île d’Iges et y avait installé une sorte de communauté indépendante à coups de millions. De l’argent sale, confirma Emile Lieusou qui ajouta que ce Pablo, malgré ses airs de saint, avait su inventer un système de banques suisses qui le rendait quasiment inattaquable. L’idée était de faire courir le bruit qu’Arthur Dumonde voulait racheter, avec l’aide de l’état et par décret du Conseil constitutionnel, la presqu’île pour en faire un parc d’attractions bas de gamme. Des amis politiciens avaient parlé de Pablo Saint-Iges comme d’un excentrique parfois violent. Walter Alalu téléphona aussitôt à sa secrétaire pour qu’elle enclenche une série de coups de fil qui devait aboutir à la personne idéale pour en savoir plus sur ce Pablo Saint-Iges, en l’occurrence le patron du bar de Glaire. Le limonadier, qui était très au courant, raconta que Pablo Saint-Iges et Arthur Dumonde étaient copains comme cochons, que le jeune milliardaire était venu rencontrer Saint-Iges peu de temps après son arrivée dans les Ardennes pour lui demander des conseils, que Pablo avait trouvé Arthur si sympathique qu’il s’était proposé de jouer le rôle de mentor, ce que Dumonde accepta avec joie. On oublia aussitôt cette piste. La discussion se poursuivit, abordant des sujets à la limite de la légalité. Ils se quittèrent en échangeant leur numéro de téléphone, en se promettant de se réunir très prochainement. Une chose était sûre : il fallait éliminer le milliardaire. Puisque les mots restaient en deçà des lèvres des deux hommes, c’est Lila Hélis qui avait dit : « Il faut carrément le zigouiller. »
Quelques jours plus tard, la journaliste, la plus frustrée des trois ennemis d’Arthur Dumonde contacta les deux autres pour fixer un rendez-vous afin de reprendre la discussion du café de la cave de l’ancien palais de justice de la préfecture. Ils se réunirent dans un petit et discret restaurant gastronomique de Mouzon. Dès l’apéritif, les deux hommes n’étaient plus très chauds pour faire éliminer le milliardaire. À la fin du repas bien arrosé, entre le désert et le café avec mignardises, il y eut un changement de position d’Alalu et de Lieusou qui étaient prêts à se charger eux-mêmes de la sale besogne. Lila Hélis les rappela à la bienséance. Pendant la promenade digestive le long de la Meuse, Walter Alalu proposa une ancienne connaissance du sud de la France, qui avait dans le temps réalisé quelques contrats du genre de ceux dont la partie adverse n’en revient pas vivant. « C’est un Marseillais à la retraite, mais qui ne rechignerait pas à un supplément de pension. » Lila Hélis s’indigna. « Encore un bonhomme, c’est jamais une femme, et en plus c’est un vieux chnoque. » Elle parla de Nicole Desrobin, une tueuse à gage demeurant à Paris : « Tellement parisienne qu’elle a la haine des provinciaux, surtout si ceux-ci réussissent mieux que les gens de la capitale. »
Comme Walter Alalu et Emile Lieusou se méfiaient du pouvoir journalistique de Lila Hélis, ils n’insistèrent pas et on choisit la tueuse à gage Nicole Desrobin. Comment allaient-ils financer les services de madame Desrobin ? Lila Hélis parla de la caisse secrète du journal, pas énorme, mais suffisante pour délier certaines langues ; Emile Lieusou n’hésita pas à puiser dans le coffre-fort de son bureau où dormaient de grosses sommes d’argent liquide provenant de saisies ici et là ; Walter Alalu parla sans scrupule d’utiliser les fonds participatifs permanents de sa campagne électorale à venir.
À peine sur le sol ardennais, la tueuse à gage Nicole Desrobin s’entretint avec Lila Hélis sur la manière d’approcher le milliardaire Arthur Dumonde afin de lui faire passer le goût de la galette à suc’, pâtisserie qu’elle ne connaissait pas d’ailleurs et qu’elle se serait refusé de connaître de toute façon. La journaliste, qui avait mené une petite enquête auprès du tenancier du bar de la cave de l’ancien palais de justice de Charleville, apprit à Nicole Desrobin les choses suivantes : 1. Dumonde avait proposé au brasseur Hans Devacan de lui racheter sa brasserie ; 2. Hans Devacan avait refusé, mais restait ouvert à toute autre forme de collaboration ; 3. Dumonde émit le souhait de brasser une bière spéciale en fonction de ses goûts ; 4. le brasseur acceptait sans aucun problème de travailler avec le milliardaire à créer une bière originale ; 5. chaque mercredi soir, Dumonde allait à la brasserie pour travailler avec Hans Devacan à la nouvelle bière. Nicole Desrobin nota l’adresse de la brasserie et quitta la journaliste.
Le mercredi qui suivit, Nicole Desrobin surveilla la brasserie d’Hans Devacan pour repérer l’arrivée de celui qui pouvait être Arthur Dumonde. Par chance, il n’y eut qu’un seul visiteur qui était arrivé à bord d’une 4L vert pomme étrangement silencieuse. Nicole Desrobin chercha dans le personnage qui sortait de la voiture un signe dénotant le milliardaire même déguisé en péquenaud. Pourtant elle ne vit sortir qu’un péquenaud et de province en plus. C’est le côté silencieux du véhicule qui invita la tueuse à gage à passer à l’action : un peu trop original vue l’engin obsolète et, selon elle, représentatif de la province. Je tairais ici de quelle façon elle réussit à s’introduire de façon illégale dans la brasserie, comment elle espionna le brasseur et son visiteur, comment elle photographia en gros plan le visage de celui qui se faisait appeler Arthur et surtout comment elle enregistra la voix du milliardaire. Car si Nicole Desrobin était physionomiste, plus encore, elle avait une incroyable mémoire auditive et l’oreille absolue. Ce qui serait pratique quand il faudra reconnaître, au seul son de sa voix, Arthur Dumonde sous ses mille déguisements.
Elle aurait bien voulu pouvoir suivre Arthur Dumonde quand il quitta le brasseur, mais le temps qu’elle s’extirpe de sa cachette, le milliardaire avait déjà quitté les lieux. Alors, Nicole Desrobin, aussi patiente que le zouave du Pont de l’Alma, parcourut pendant trois semaines le département à la recherche de projets originaux, ou demandant des financements que la région ne pouvait fournir. Elle vit pratiquement toutes les Ardennes, et dut se faire violence pour ne pas accepter que ce bout de France poussé jusqu’à la frontière belge, entre le nord et l’est, avait son charme, provincial certes, car on n’est pas parisienne pour rien. Dans le coffre de sa petite voiture chic et élégante, un vrai truc pour femmes qui veulent pouvoir se garer n’importe où dans la capitale, Nicole Desrobin transportait un arsenal qui aurait fait pâlir tous les chasseurs du département.
Enfin, la tueuse à gage eut vent d’un projet privé qui ne pouvait avoir germé que dans la tête d’un milliardaire régionaliste. Il s’agissait d’un achat groupé de terrains boisés de part et d’autre de la frontière franco-belge, qui formaient une bande de deux kilomètres de large, et pour l’instant de dix kilomètres de long. Une conférence de presse serait même donnée sur le terrain un samedi après-midi au lieu-dit du Gros-Chêne.
Au pied d’un respectable monstre végétal, un hurluberlu chevelu, barbu, ventru, expliquait à un groupe de journalistes tant belges que français, que l’achat de cette zone frontalière, avait non seulement un but artistique – du land art -, mais aussi et surtout était un acte politique dont le programme pouvait se résumer à ceci : commencer l’effacement de la frontière et entamer l’unification de l’Ardenne française et belge. Nicole Desrobin s’était approchée suffisamment près mais pas trop pour entendre le barbu suspect et pour finalement reconnaître à sa voix le multimilliardaire Arthur Dumonde.
La tueuse à gage quitta la petite scène médiatique, alla chercher dans sa voiture un fusil de précision, trouva tout de suite un poste isolé, protégé, à partir duquel elle pourrait viser à la lunette, tirer sa cible, ranger son matériel, toucher son salaire et rentrer chez elle à Paris, car la province, ça va bien cinq minutes.
Au moment où la tête d’Arthur Dumonde était en plein dans le viseur de Nicole Desrobin, l’un des poils de sa moustache factice lui rentra dans la narine gauche et le fit éternuer quand le coup de feu partit. La moitié des journalistes fut étonnée de la portée sonore d’un tel éternuement ressemblant à un pétard, mais l’autre moitié remarqua l’impact de la balle dans le tronc du vieux chêne, et comprit qu’il s’était agi d’un attentat. Finalement, tous se couchèrent sur le sol forestier des fois qu’une seconde décharge partirait. Rien ne vint. On pensa à un propriétaire forestier peu favorable au projet d’Arthur Dumonde.
Ce bon tour numéro 73 avait failli coûter la vie à créateur. Qu’importe ! Arthur Dumonde disait à son entourage limité qu’il était trop occupé à mettre en pratique toutes les idées qui lui venaient en tête, pour se préoccuper de ce détail. Mais ce serait mentir que de vouloir faire croire que ce coup de feu ne l’avait pas fait réfléchir. Le même soir, avant de s’endormir, Arthur Dumonde décida qu’il devait accélérer le processus de mise en place de ses projets, quitte à vider plus rapidement encore son porte-monnaie. En moins d’une semaine, il prépara le bon tour numéro 74, avec autorisations officielles à différents niveaux administratifs grâce à un coup de main de son mentor Pablo Saint-Iges qui savait parler tant aux politiques qu’aux hauts fonctionnaires.
Arthur Dumonde, déguisé cette fois en Comte de Monte-Cristo selon une gravure de l’édition originale, non pas quand le pauvre Edmond vient de s’évader de la prison d’If, mais quand Dantes revient à Paris, tout beau et excité à l’idée de pouvoir bientôt assouvir sa vengeance. En fait, ce costume lui semblait parfaitement se marier avec l’idée finalement très romantique qu’il se faisait de la grande forêt ardennaise et de l’association qu’il en faisait avec les loups et même avec les ours. Car, c’était ça, son tour numéro 74 : réintroduire le loup dans les Ardennes. Il aurait bien aimé y ajouter l’ours, mais il crut comprendre qu’il ne fallait pas exagérer.
Cette fois-ci, les journalistes ne furent pas invités et le lâcher des trois loups se ferait dans un calme propice aux bêtes sauvages. Ce fut le politicien Walter Alalu qui parla à la tueuse à gage Nicole Desrobin de cette activité fleurant bon la lubie d’un milliardaire. Il lui indiqua aussi le lieu et le moment où Arthur Dumonde ouvrirait les trois cages. C’était un dimanche matin sur le plateau des Hauts-Butés.
Le milliardaire, un garde forestier fatigué, un éthologue blasé et un camionneur pressé, celui qui avait transporté les trois loups directement du massif des Carpates aux Ardennes, regardaient les bêtes encore en cage. On avait apporté aussi la dépouille d’un chevreuil qui serait offerte aux dents des carnassiers. On pensait ainsi que les fauves affamés iraient se jeter sur le gibier et non sur les spectateurs. La tueuse à gage réussit à contourner le petit groupe et à se cacher en face de celui-ci, derrière un arbre, tout près de l’endroit où avait été déposée la carcasse du chevreuil. Mais ça, elle ne l’avait pas vu.
On procéda à la libération des trois loups qui effectivement se ruèrent sur le chevreuil mort. À peine dix secondes plus tard, le garde forestier, l’éthologue et le camionneur poussèrent les trois cages sur roulettes vers le camion garé un peu plus loin sur un chemin forestier. Seul Arthur Dumonde regardait les trois bêtes se repaître. Il était content du bon tour numéro 74 qu’il venait de jouer à la partie de la population hostile au retour du loup dans les Ardennes. Ce fut le moment que choisit la tueuse à gage Nicole Desrobin pour sortir de sa cachette et mettre Arthur Dumonde en joue. Le milliardaire vit l’agresseur et crut comprendre que c’était la fin de la récréation.
Mais, il n’était pas dit que ce serait la fin de Dumonde. Voyant un humain armé et prêt à tirer, l’un des loups, sans doute traumatisé par les chasseurs roumains, laissa son bout de carcasse pour s’élancer sur Nicole Desrobin qui ne vit rien venir. Le loup déséquilibra la tueuse, le coup de feu partit, mais en l’air. Le loup s’acharnait sur la pauvre parisienne. Le bruit du fusil et les grognements firent rappliquer le camionneur avec une grande barre d’acier qui lui servait de démonte-pneu, l’éthologue avec son appareil photo, et le garde forestier avec un fusil hypodermique.
Ils n’eurent pas besoin de se servir de leur matériel. Le loup, après avoir très rapidement planté ses dents une dizaine de fois dans les chairs de Nicole Desrobin, après lui avoir brisé le poignet droit d’un bon coup de mâchoire, et avant même de la saigner en lui ouvrant le cou, sans doute fatigué du voyage et préférant la carcasse déjà faisandée du chevreuil alla rejoindre ses deux congénères. Arthur Dumonde alla porter secours à la malheureuse, même si celle-ci avait failli lui ôter la vie.
La tueuse à gage Nicole Desrobin fut transportée à l’hôpital de Charleville-Mézières. Le loup avait fait quand même pas mal de ravages, mais n’avait pas mordu au visage. Il fallait opérer son poignet broyé, recoudre de nombreuses plaies. On préféra garder madame Desrobin quelques jours en observation. Le lendemain, elle reçut la visite du milliardaire Arthur Dumonde qui lui demanda de ses nouvelles, lui offrit un bouquet de fleurs et s’assit sur une chaise près du lit.
Évidemment, Nicole Desrobin avait reconnu Arthur Dumonde. Comme celui-ci ne disait rien, c’est elle, au bout d’un quart d’heure, qui demanda :
– Que voulez-vous ?
– Savoir pourquoi vous avez tenté de me tuer.
– Ça ne vous regarde pas.
– Personnellement, je me sens quand même concerné. Est-ce que je vous ai fait du mal, d’une façon ou d’une autre, qui expliquerait votre geste ?
– Vous ou un autre, ça m’est égal. Je n’ai pas de sentiment. Je fais mon boulot.
– Eh bien, il fallait le dire ! On vous paie pour m’éliminer. Pouvez-vous me dire qui est votre commanditaire ?
Mais la tueuse à gage décida de ne plus ouvrir la bouche. Le milliardaire lui proposa de doubler, tripler, décupler sa prime si elle rompait son contrat, même sans nommer la ou les personnes qui lui avaient passé commande. Rien n’y faisait. Alors Arthur Dumonde eut le regret de lui annoncer qu’il devrait faire appel à ses avocats et porter plainte contre elle pour tentative d’assassinat. Il connaissait le nom de la tueuse à gage puisque, juste après l’accident, voulant savoir qui avait voulu attenter à sa vie, il chercha et trouva dans la poche de la mordue une carte d’identité au nom de Daisy Dudoc.
Daisy Dudoc, une des fausses identités que Nicole Desrobin utilisait, disparut le jour même de l’hôpital et du territoire ardennais. Décidément, c’était une femme énergique, persévérante, pleine de ressources. Elle se débrouilla pour rentrer chez elle, dans son petit appartement parisien pour se refaire une santé.
Arthur Dumonde, qui avait pris un garde du corps pendant quelques semaines, finit par remercier son gorille puisque aucun danger ne s’était présenté. Sa tentative de poursuite judiciaire contre Daisy Dudoc était tombée à l’eau quand on comprit qu’il s’agissait d’une personne fictive. Arthur Dumonde oublia, tant il était pris par ses bons tours.
La vie créative du milliardaire avait donc repris son cours. Il y eut entre autres les bons tours suivants : la création d’une maison d’éditions dont l’objectif était de publier des romans populaires pas chers ancrés dans le territoire ardennais, avec une collection de polars comiques (les Polardennes) et une collection de romans sentimentaux à tendance féministe (Les dames de Meuse) ; le début de la transformation des carrières souterraines de Dom-le-Ménil en hôtel de luxe ; la signature pour la réalisation d’un film de fiction style comédie musicale hollywoodienne sur la vie du contrebandier Victor Droguest ; les premiers pas d’un laboratoire de recherche dans la Vallée de la Meuse dont l’objectif était de créer des ardoises transformant les rayons du soleil en énergie électrique ; la création de l’entreprise du Nouveau Bouillonnais, c’est-à-dire de la reprise de la ligne de chemin de fer Sedan-Bouillon ; enfin, les prémisses de l’étude de faisabilité de l’agrandissement du lac de Sedan jusqu’à Mouzon propice à de grandes régates. De bons tours, respectivement les numéros 75, 76, 77, 78 et 79, qui réjouissaient le milliardaire Arthur Dumonde.
Le bon tour numéro 80 était un projet dont Arthur Dumonde rêvait depuis un bon bout de temps. Suite à ses lectures de Jules Vernes et aux récits des aventuriers modernes, lui aussi avait envie de jouer aux explorateurs excentriques, de relever un défi, un peu absurde peut-être, mais on s’en fiche, et ce dans les Ardennes. Or, dans ce département, tout avait été exploré, découvert, sillonné, tout sauf l’intérieur d’un long serpent liquide qui traverse le département et qui lui permettrait de réaliser un voyage dans l’inconnu. C’est ainsi qu’est né le projet de la capsule fluviale.
Arthur Dumonde embaucha monsieur Pèlenfeu, prénom Archibald, qui préférait se faire appeler Archi, un ingénieur ayant travaillé à la construction de la fusée Arianne, personnage très détendu, mais précis. Avec la capsule fluviale, Arthur Dumonde avait l’intention de descendre le cours de la Meuse de son entrée et jusqu’à sa sortie du département, non pas sur, mais sous l’eau. Une sorte d’obus tel celui de l’aventure De la Terre à la Lune, mais en submersible comme le sous-marin du capitaine Nemo.
Le multimilliardaire Arthur Dumonde et l’ingénieur Archi Pèlenfeu prirent le temps d’un grand remue-méninges pour obtenir une idée plus précise de la capsule fluviale. Arthur Dumonde avait acheté un petit bateau de plaisance électrique pouvant parcourir tranquillement la Meuse d’amont en aval. En plus du plaisir occasionné, en plus de leurs réflexions fructueuses, ils pourraient se rendre compte des difficultés qu’offrait le fleuve en le descendant réellement. Un sonar avait été embarqué pour scanner l’entièreté du lit mosan ardennais.
La capsule fluviale serait conçue pour un seul passager. Ce voyageur serait uniquement spectateur de la descente et ne conduirait pas l’appareil. L’engin serait emporté au fil de l’eau, mais serait suffisamment intelligent pour éviter les obstacles et s’écarter des berges. Une liaison satellite lui permettrait de gérer les passages difficiles comme les barrages. Après la construction de la capsule, puis son essai par Arthur Dumonde en personne, on pensait en faire une attraction à la fois sportive et esthétique, voire méditative, qu’une entreprise touristique pourrait administrer.
Au bout de leur croisière, Dumonde et Pèlenfeu avaient pensé la capsule fluviale. L’ingénieur fit des dessins très techniques sur son ordinateur portable qui ravirent le milliardaire. L’intérieur de la capsule serait très confortable, il y aurait même de la musique et un minibar. La conception ne devait pas poser réellement de problèmes. Archi avait de bonnes relations auprès de l’agence spatiale européenne et Arthur, comme d’habitude, avait les moyens de payer n’importe quel matériel.
Puisque le départ était prévu en aval de Mouzon, on installa au niveau de l’écluse de l’Alma la base qui servirait à la fois à la construction et au lancement de la capsule. Pour Archi Pèlenfeu, un tel projet, c’était de vraies vacances, de celles qui détendent et qui ne donnent pas l’impression de perdre son temps. L’ingénieur avait insisté pour dormir sous une tente au bord de la Meuse. Ils pêchaient de temps en temps et mangeaient son poisson cuit au feu de bois. Des vacances très fructueuses, car la construction de la capsule fluviale avançait à grands pas.
Un prototype était presque prêt. Il avait été posé au-dessus de l’eau et une petite avancée métallique permettait au futur et premier voyageur d’accéder à la capsule. Arthur Dumonde était impatient, mais l’ingénieur sut faire preuve d’autorité pour le convaincre d’attendre encore une semaine avant de pratiquer les premiers essais. D’ailleurs, Archi Pèlenfeu attendait la livraison d’un gyroscope de précision indispensable au bon fonctionnement de la capsule. En attendant donc la pièce manquante, ils allèrent à Charleville tester Place Ducale une nouvelle gamme de gaufres (gaufre à la rhubarbe confite, gaufre au coulis de quetsche et poivre, gaufre au fromage de Rocroy, gaufre à la rillette de dinde rouge, gaufre à la double purée de châtaigne et de noisette, gaufre à la mouse de lait concentré sucré, gaufre au sorbet de bière locale).
Bien avant cette escapade gastronomique, et pendant la plupart des travaux de l’ingénieur et les visites quotidiennes du milliardaire au camp de base de l’Alma, une personne observait la progression du projet de la capsule fluviale, de loin, mais avec de puissantes jumelles. Nicole Desrobin gardait en mémoire tous les éléments intéressants qui pourraient lui faciliter la vie à ôter celle du milliardaire Arthur Dumonde. La persévérance est une qualité, il ne fait aucun doute, mais comme tout outil, c’est la façon dont on s’en sert qui prévaut. Nicole Desrobin n’avait, depuis son accident de travail avec les loups, pas changé. Aucun examen de conscience n’avait été effectué, et la tueuse à gage vivait si mal son échec qu’elle était revenue dans les Ardennes plus dans le but de se venger que dans celui de finir son contrat.
Pendant l’absence du constructeur et du futur aventurier, Nicole Desrobin alla voir de plus près la capsule fluviale, mais pas par curiosité. Elle y alla munie d’un tournevis cruciforme et d’une pince coupante. La porte de l’habitacle de la capsule fluviale s’ouvrit sans résistance. La tueuse à gage pénétra dans l’engin. C’était très étroit. Une couchette, un hublot demi-sphérique offrant une vue vers l’extérieur, un écran d’ordinateur, et plein de boutons, manettes et tirettes. Nicole appuya sur un bouton, la porte de la capsule se ferma automatiquement. En tirant quelque part, elle vit ce qui devait être un garde-manger ici, et là une provision de petites bouteilles d’apéritifs. Cette manette déclenchait un bruitage de sous-marin et de sonar ; cette autre manette permettait d’entendre la bande-son d’un film de science-fiction, une troisième offrait un orchestre symphonique jouant un air tendu et angoissant.
Nicole Desrobin était un peu désemparée avec son tournevis cruciforme et sa pince coupante. Elle ne savait pas vraiment ce qu’elle devait dévisser et couper pour créer le sabotage qui causerait la mort du milliardaire Arthur Dumonde. En désespoir de cause, elle réussit à démonter un petit panneau derrière lequel une multitude de fils de toutes les couleurs étaient rangés. Lorsqu’elle coupa un fil électrique vert, elle se rendit compte que la capsule fluviale, jusque-là maintenue dans les airs avait été jetée à l’eau. La section d’un fil orange actionna un propulseur vertical qui fit descendre la capsule vers le bas pour finalement la maintenir sur le lit du fleuve. Quand la tueuse à gage donna un coup de pince dans le fil rouge, de l’eau s’infiltra à l’intérieur de la capsule et Nicole Desrobin but la tasse, la dernière.
(c) Jérôme Paul
(c) Annick Paul pour l’illustration
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