28. Je préfère le foot à la télé.

 

L’après-midi allait tranquillement commencer, pour certains dans la dormance de la digestion, pour d’autres par quelques tâches pas trop compliquées. Comme celle de consulter les registres des chambres que j’avais demandés à l’aubergiste. Il s’agissait d’agendas offerts par une marque de spiritueux, dans lesquels étaient notées les réservations. L’aubergiste me fournit outre l’agenda de l’année, ceux des quatre années précédentes. Le café étant passé, il m’apporta aussi tasse et cafetière.

C’était simple : à la même date de chaque année, il y avait une réservation pour monsieur Charles-Edouard Arlan et une autre pour monsieur Marou. Un rapide feuilletage confirma que ces deux clients ne venaient qu’une fois par an.

On frappa à la porte de l’auberge. C’était un homme encore assez jeune, trente-cinq ans certainement, vêtements enfarinés et un petit sachet en papier à la main :

– Je peux entrer ? Je m’appelle Alfred Bounette, je suis le boulanger.

– Mais bien sûr, monsieur Bounette. Je suis passé ce matin à la boulangerie. Vous étiez en train de vous reposer. Un café ?

– Non merci. Je vous ai apporté quelques crottines toutes fraîches. Ça ira très bien avec votre jus.

– Asseyez-vous.

Les crottines étaient belles, et excellentes avec le café. Ça vous baisait les lèvres, ça vous remplissait la bouche, ça vous mouillait la langue, ça vous caressait le palais… Ça vous adoucissait la vie et le café. Celles-ci étaient résolument au beurre et non à la margarine…

– C’est bon, hein ? demanda le boulanger.

– Excellent.

– Les crottines, c’est ma spécialité. C’est même mon invention.

– Très bonne invention.

– Oui, je sais. Ce n’est pas pour me vanter, mais je suis un boulanger ambitieux. Maintenant que je maîtrise la crottine, il me faut quelque chose de nouveau. Je suis en train de mettre au point un concept boulanger qui va révolutionner la boulange ardennaise et surtout sedanaise.

– Ah bon !

– Il s’agit de quatre pains au moule, tous différents et baptisés d’après le château.

– Le château ?

– Celui de Sedan, pardi ! C’était l’année dernière, je faisais visiter le château à des cousins parisiens quand j’ai eu la révélation. On était sur les remparts et tout d’un coup, je ne voyais pas le bastion du Roy, mais j’avais devant moi un énorme pain complet avec des graines de tournesol et de potiron.

– Pourquoi pas. Je voudrais …

– Pour les trois autres pains, il y a le bastion des Dames, un pain complet plus léger auquel j’ai ajouté pour moitié de la pâte à brioche, celui du Gouverneur, un pain de seigle et d’épeautre à la bière, et enfin le bastion Fourchu.

– Très bien, mais passons …

– Seulement, je bute un peu sur le pain Fourchu. Je ne sais pas comment, ni avec quoi le faire.

– Vous n’avez qu’à utiliser les restes de pâtes des trois autres pains, et le voilà, votre bastion Fourchu.

– Ça, c’est une idée intéressante. Je vais y réfléchir.

Un coup de café par dessus pour changer enfin de sujet :

– Monsieur Bounette, vous avez hier soir regardé le match de foot à l’auberge en compagnie de monsieur Grumillon et de monsieur Querton, le boucher.

– Oui. C’était un match fantastique !

– Avez-vous remarqué quelque chose de particulier ?

– Ah ça oui ! D’après moi, l’arbitre n’était pas neutre et à sa façon de siffler nos sangliers, je peux vous affirmer qu’il avait été acheté par l’équipe adverse.

– Je veux dire, quelque chose de particulier à l’auberge même.

– Euh, non, je n’ai pas vraiment fait attention aux clients de l’auberge. Vous savez quand il y a du foot à la télé, je ne suis plus vraiment moi-même. Parce que le foot… Ah oui, le foot… Comment dire… C’est tout simple, j’adore le foot !

– Pourquoi n’êtes-vous pas allé au match au stade Dugaugez ?

– Vous allez trouver ça drôle, mais moi, je préfère le foot à la télé. Dans un stade, il y a trop de bruit, il y a trop de monde, et on ne voit rien. A la télé, on règle soi-même le volume, on choisit ses amis et on voit tout, il y a aussi les ralentis. Vous nous voyez tous les trois au stade, Victor, je veux dire monsieur Grumillon, l’aubergiste, avec ses demis de bière, Alphonse, je veux dire monsieur Querton, le boucher, avec ses hures de sanglier farcies, et moi, Alfred, avec mes crottines ? Non, ce ne serait pas la même chose. Non. Pour revenir à votre question, je n’ai rien remarqué de particulier pendant la soirée. En revanche, dans la nuit, là, oui, j’ai remarqué quelque chose.

– Ah oui, et quoi donc ?

– Eh bin, à quatre heures du matin, quand je me suis levé pour aller faire mon pain, j’ai vu de la lumière dans toutes les chambres de l’auberge, aussi bien celles de devant que celles de derrière qui donnent sur le jardin.

– Cela me semble bien difficile puisque votre boulangerie est sur la place et que vous n’apercevez que la façade de l’auberge.

– Je ne dis pas le contraire. Mais à quatre heures du matin, j’étais dehors avec Turenne et j’ai pu aussi voir de la lumière au premier étage de l’auberge côté jardin.

– Turenne ?

– Mon chien. Un vrai chien de boulanger qui doit pisser toutes les nuits vers quatre heures du matin et que je dois tenir en laisse, autrement il irait faire tout de suite du scandale rue des Champs avec les dindes rouges de la nouvelle.

– Qu’avez-vous vu exactement du côté jardin ?

– Il y avait une chambre avec les volets clos d’où sortait un faible rayon de lumière, comme si seule la lampe de chevet était allumée. C’était la chambre de gauche, quand on regarde du jardin. L’autre chambre n’avait pas les volets fermés, et le plafonnier était allumé.

– Avez-vous vu d’autres choses ?

– De ce côté-là, non. Du côté de la place, il y avait aussi de la lumière qui passait à travers les volets ou les rideaux, mais pas beaucoup. J’ai trouvé ça curieux, toutes ces lumières. Je me suis dit que le repas de la Victorine avait dû être trop gras pour les touristes et que leur digestion devait être difficile vue que personne ne semblait dormir ou presque. Je n’ai pas compris pourquoi Victor ne dormait pas. Peut-être se faisait-il du souci pour ces clients, me suis-je dit. Quand Turenne a eu pissé, on est rentré faire le pain.

– Je vous remercie, monsieur Bounette.

 

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