29. Si vous voyez ce que je veux dire.

 

Le boulanger était à peine parti que ce fut au tour d’un autre villageois de frapper à la porte. C’était un homme pas encore vieux, entre quarante-cinq et cinquante ans, un grand tablier blanc un peu taché de sang et un sac en plastique à la main :

– Je peux entrer ? Je m’appelle Alphonse Querton, je suis le boucher.

– Mais bien sûr monsieur Querton. Je suis passé ce matin à la boucherie. Vous étiez chez un client pour lui apprendre le boudin.

– C’est exact. Tenez, je vous ai apporté de la hure de sanglier farcie.

Il sortit du sac en plastique un petit bocal contenant une gelée dorée dans laquelle trois tranches de hure de sanglier farcie étaient prises.

– Je ne vous dis pas, de la fraîche, c’est meilleur. Mais je ne voyais pas comment vous alliez pouvoir emporter un produit frais chez vous quand on ne sait pas quand l’affaire va se terminer. En bocal, c’est aussi très bon, ne vous inquiétez pas. Avec un bon pain de campagne, des cornichons, un coup de rouge ou même de la bière ardennaise, c’est fantastique, par exemple à dix heures du matin pour le casse-croûte ou tard dans la soirée quand on a un creux.

– C’est très gentil, monsieur Querton.

– Qu’aviez-vous à me demander quand vous êtes venu ce matin à la boucherie ?

– Je voulais savoir si vous aviez hier, lors de votre soirée à l’auberge pendant le match de football, si vous aviez remarqué quelque chose de particulier ?

– Quelque chose de particulier ? Bin… non… Attendez, si. Pendant la deuxième mi-temps, nous avons été dérangés par la Margot Versaine qui est venue nous empoisonner avec son pâté pour chat. Et même un chat n’en aurait pas voulu.

– Avez-vous remarqué d’autres choses ? Parmi les clients, peut-être ?

– Je n’ai rien remarqué de particulier. Vous savez, ce n’était certainement pas des Ardennais vu qu’ils ne s’intéressaient pas au foot. Sauf l’Africain qui est venu voir la fin du match. Un drôle de zèbre, celui-là. Pas méchant, mais quand même. Figurez-vous qu’une fois, il y a une paire d’années, il est venu à la boucherie pour me demander si j’avais une version végétarienne de la hure de sanglier farcie. Ça m’a tellement coupé les jambes, que j’ai dû m’asseoir et que je n’ai su rien dire. Il est reparti avec son grand sourire tout blanc.

– Et cette nuit, auriez-vous vu ou entendu quelque chose d’inhabituel, sur la place du village ou du côté de l’auberge ?

– Ah si. C’était vers les une heure trente, j’étais sorti pour aller pisser dehors. Oui, je sais… j’ai aussi des toilettes à la maison, mais rien de tel que d’aller pisser sous les étoiles. De là où j’étais, je n’aurais pu voir grand-chose. Mais Turenne en a profité pour aller faire un tour.

– Le chien du boulanger ?

– Non, mon chat. Je sais, ce n’est pas pratique, mais notre chat s’appelle aussi Turenne.

Voilà bien une répartition originale des animaux domestiques : d’habitude, c’est le boulanger qui a un chat pour chasser les souris des sacs de farine, et c’est le boucher qui possède un chien pour ronger les os !

– Bref, je suis allé récupérer Turenne, du côté de l’auberge et j’ai vu au premier étage, presqu’au même moment, qu’on allumait la lumière.

– Les volets n’étaient-ils pas fermés et les rideaux tirés ?

– La chambre de gauche, celle où dort Victor quand la Victorine ronfle au rez-de-chaussée, n’avait pas les volets clos. Par la fente des deux rideaux mal tirés, j’ai pu voir tout d’un coup une lumière faible, comme celle d’une lampe de chevet qu’on allumait. Ça m’a fait rire, car je me suis dit que le Victor allait tout de même redescendre voir sa Victorine pour essayer de lui faire changer ses ronflements en gloussements, si vous voyez ce que je veux dire.

– Non.

– Euh… Dans la chambre de droite, là, les volets étaient clos, et les rideaux ne semblaient pas tirés. Tout de même je pouvais voir la même lumière de lampe de chevet passer à travers les vieilles lattes des volets. Là aussi, j’ai rigolé, car j’imaginais le client qui venait de faire un mauvais rêve de digestion et allumait sa veilleuse pour se rassurer.

– Et après ?

– Et bien après, j’avais pissé, j’avais récupéré Turenne, je suis rentré me pieuter.

– Je vous remercie, monsieur Querton.

 

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