Adèle éteignit les brûleurs de la gazinière et vérifia l’étanchéité des soupapes des deux grosses cocottes-minute, chacune d’une contenance de dix litres. Elle avait apporté à l’intérieur de sa cuisine une brouette au fond de laquelle une grosse couverture de laine formait une sorte de nid double. Les deux autocuiseurs vinrent y prendre place. Adèle prit un énorme édredon qu’elle plaça par-dessus, recouvrant les marmites. Elle alla chercher sa grande louche et le chapelet de tasses militaires en aluminium retenues par une cordelette. Adèle enfila ses bottes fourrées, son grand manteau imperméable, n’oublia pas son bonnet de laine rouge et bleue, avec pompon, et les gants assortis. Elle laissa son chez elle et poussa la brouette sur la route. C’était un dimanche matin vers dix heures. Et comme tous les dimanches matin d’hiver, accompagnée de son chat, Adèle quittait le Bout-du-Monde, c’est-à-dire sa fermette à l’extrémité des terrains maraîchers du Fond de Givonne, pour se rendre à la ville. Elle passa devant les fermes voisines de la Côte Cavalier et devant celles de la rue de la Linette pour déboucher sur la route qui mène de Givonne à Sedan. Elle traversa le faubourg sans s’occuper du regard des autres, jeta un coup d’œil à droite vers l’église à moitié pleine à cette heure-ci, et descendit la rue Eugène Franquin vers la place Nassau. Là, non loin de la Maison du Gros Chien, presque abritée par le porche d’une façade de pierres qui lui faisait penser à un reste de remise d’une grande maison de maître, elle s’installait avec sa brouette, et servait un potage de légumes bien chaud à un public de nécessiteux. On aurait pu l’appeler Madame Soupe, on la nommait la Mère-la-Brouette.
Adèle, à peine soixante ans, vivait seule avec son chat au fin fond des champs maraîchers. Elle avait perdu son mari il y avait déjà une dizaine d’années. Celui-ci, un homme bon et travailleur, n’avait pas réussi à lui faire d’enfants. Tant pis, elle s’occuperait des autres. Elle vivait depuis de la location à ses voisins des quelques arpents de terre qui lui restaient. Elle se chauffait en allant ramasser des branchages dans les bois de la Garenne, glanait les légumes sur tout le territoire maraîcher appelé les Choux Cabus, faisait des conserves l’été et l’hiver des soupes pour les autres, rejetait la viande, se cultivait en écoutant la radio et en allant à la bibliothèque du centre-ville au bord de la Meuse, elle utilisait comme moyen de transport la marche et la brouette. Sa vie spirituelle était riche des méditations qu’elle pouvait avoir devant le linteau de sa cheminée sur lequel trônait son panthéon : un petit buste en bronze de Gandhi, une photographie encadrée de Marie Curie et une autre de la chienne Laïka, cosmonaute malgré elle. La sobriété heureuse, quoi !
Malgré tout, Adèle n’avait pas eu, ces dernières années, la vie toujours facile.
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Vers cinquante-cinq ans, elle hébergea un vieux de son âge qui traînait autour de chez elle. Il pleuvait, il faisait froid, il y avait de la boue, on n’avait pas grand-chose sur le dos, on grelottait. Il s’appelait Gérard. Gérard avait profité de nombreuses fois de la soupe de la Mère-la-Brouette place Nassau, et, un jour, avait suivi Adèle jusqu’au Bout-du-Monde, c’est-à-dire chez elle. Adèle eut pitié de lui. Elle le fit entrer dans sa cuisine pour lui offrir un siège près du feu et un autre bol de soupe. Il demanda humblement à dormir dans la remise, ce qui fut accepté. Dès lors, Gérard se montra plus que serviable, et c’est ainsi qu’il réussit à s’incruster à table, et finalement dans le lit de l’hôtesse. Une fois son but atteint, il oublia vite ses bonnes manières et se rappela qu’il avait un mauvais penchant pour le gros rouge et la fainéantise. Adèle lui demanda de nombreuses fois de quitter les lieux, mais en vain. Pour couronner le tout, deux autres parasites vinrent hanter le Bout-du-Monde : les enfants de Gérard. Ceux-ci, placés par la Direction Départementale des Affaires Sanitaires et Sociales, usaient de leur droit de visite et abusaient de la situation. Il y avait Eddy, un garçon bête et violent, et sa sœur cadette, Debby, peut-être plus intelligente, mais sans aucun doute plus méchante. Les visites de ces adolescents asociaux mettaient les nerfs de la pauvre Adèle à rudes épreuves. Leur père, Gérard, de plus en plus alcoolique – et où puisait-il d’ailleurs l’argent pour s’acheter son vin rouge ? -, finit par mourir au bout de trois ans d’une vie parasitaire.
Adèle pensait en avoir fini de cette vie faite d’énergie négative qui vous tombe dessus comme une mauvaise pluie. Mais pour le malheur d’Adèle, les enfants de Gérard pensaient avoir des droits sur la Mère-la-Brouette. Puisqu’elle avait vécu avec leur père pendant un temps, n’était-elle pas devenue en quelque sorte un parent ? Ils venaient alors irrégulièrement, mais trop souvent tout de même, importuner la pauvre femme, quémandant de l’argent, dévalisant son garde-manger, volant des choses ici et là, opérant quelques méfaits, bien insignifiants au début, mais de plus en plus grossiers par la suite. Adèle trouva un jour, en rentrant chez elle, dans son propre lit, Debby et son petit copain. Quand Adèle leur demanda de quitter les lieux, elle se fit injurier par la fille toute nue qui demanda à son ami à poil de foutre la vieille dehors. Une autre fois, ce fut Eddy et une bande d’incapables qui envahirent un week-end entier la maison d’Adèle. Ils se soûlèrent de mauvaises bières, se goinfrèrent de pizzas froides, et vomirent un peu partout en cassant aussi quelques meubles. Adèle retrouva un premier chat mort, un deuxième la queue coupée. Suite à cette atrocité, la pauvre bête, une fois soignée, ne quittait plus sa maîtresse et la suivait même jusque Place Nassau où on lui servait aussi une tasse de soupe.
Lorsque Eddy devint majeur et qu’il comprit que la Mère-la-Brouette ne lui donnerait plus un seul sou, il eut l’idée de vendre, sans le consentement d’Adèle, les quelques machines agricoles qui dormaient dans le hangar de la maison. Cela ne faisait bien sûr pas plaisir à la propriétaire, mais d’un autre côté, elle était bien débarrassée de ces objets encombrants. Lorsqu’il n’y eut plus de machines, Eddy ramassa toute la ferraille qu’il put trouver. Là encore, bon débarras. Adèle se mit cependant en colère quand Eddy démonta la machine à laver le linge pour récupérer le cuivre du moteur électrique. Adèle le menaça d’avertir les gendarmes. Eddy savait très bien qu’elle n’en ferait rien comme elle n’avait jamais fait quoi que ce soit dans ce sens depuis que sa sœur et lui l’importunaient. Le lendemain, il emporta la carcasse de la machine à laver prétextant que, comme l’engin ne pouvait plus fonctionner, il pouvait la prendre pour le ferrailleur.
La semaine d’après, Eddy, qui menaçait Adèle de couper les oreilles du chat si elle ne lui donnait pas de l’argent, remarqua sur le linteau de la cheminée le buste de Gandhi et se rendit compte qu’il était en métal. Du bronze à vue d’œil. Il prit l’objet et estima son poids à un bon kilo. Il ne connaissait pas le prix du bronze, mais il pensa que ça valait la peine d’aller le porter au ferrailleur. Adèle comprit tout de suite où l’affreux gamin voulait en venir.
– Ah ça, tu ne le prendras pas ! lança-t-elle en s’emparant de son Gandhi.
– Fais pas chier, la vieille ! Lâche ça tout d’suite !
– Il n’en est pas question !
Quatre mains se disputaient le petit, mais lourd buste de Gandhi. Quelques allers-retours vers l’un et vers l’autre. Adèle ne pouvait pas tenir longtemps, mais résistait encore.
– C’est pas fini, vieille chnoque ? cria Eddy en redoublant ses forces pour tirer l’objet à lui.
Adèle céda au moment où Eddy tirait un coup brusque. Le bronze vint alors frapper le front du voyou, et l’assomma. Gandhi et Eddy tombèrent à terre, Gandhi brisant un carreau du carrelage, Eddy s’y abîmant le cuir chevelu. Adèle prit le buste ensanglanté. Elle s’occupa tout d’abord de le nettoyer et de le remettre à sa place parmi les autres membres du panthéon.
C’est alors qu’elle regarda Eddy étendu au sol. Était-il mort ? Non, le jeune homme grogna, cherchant à se lever. Il attrapa ce qu’il pouvait pour s’aider, fit tomber une chaise, et grâce à la lourde table put se remettre debout. Il titubait en se dirigeant vers la porte. Adèle se précipita pour la lui ouvrir. Il sortit comme un homme ivre, malade de son vin. Adèle ferma aussitôt sa porte à double tour et tâcha de se remettre de ses émotions dans son fauteuil. Un quart d’heure après, elle alla regarder par la fenêtre pour s’assurer qu’Eddy était bien parti. Mais le garçon était toujours là, allongé par terre le nez dans une flaque d’eau. Peut-être noyé. Adèle sortit pour constater la mort du voyou. Elle prit peur, pensa qu’on allait l’accuser d’avoir tué le jeune homme à coup de Gandhi. Adèle se chaussa, prit son manteau, son bonnet et ses gants, et alla chercher sa brouette et une bâche en plastique noir. Le moins-que-rien était bien lourd, et ce ne fut pas aisé de faire passer le corps de la flaque à l’intérieur de la brouette. Peut-être serait-elle vue sur le chemin qui mène jusqu’au bois de la Garenne, au-dessus de Sedan, mais il faut prendre des risques dans la vie. Régulièrement Adèle remercia Sainte Brouette d’avoir inventé un tel objet. Rien de plus pratique pour déplacer de gros poids. Une fois au lieu-dit, elle vida l’engin de son chargement derrière un arbre, non loin de la route qui mène à Illy. Sur le retour, elle chargea du bois mort trouvé ici et là sur son passage. Car, 1) cela lui faisait un bon alibi si on la croisait sur le chemin, 2) on lui avait appris qu’il ne faut jamais s’en retourner les mains vides.
Quelques jours plus tard, un gendarme vint annoncer à Adèle qu’on avait trouvé Eddy, le fils du Gérard dans les bois de la Garenne (Adèle eut un premier frisson) ; que le fils du Gérard avait été retrouvé mort derrière un arbre près de la départementale (Adèle eut un deuxième frisson accompagné d’un flageolement des jambes) ; et qu’on pensait à un règlement de compte entre voyous (Adèle eut un troisième frisson suivi d’un raffermissement de tous ses membres) ; et puisque la Mère-la-Brouette avait eu la bonté de s’occuper du jeune homme, on s’était dit qu’il serait correct d’aller la prévenir.
Pendant un temps, Adèle était heureuse de ne plus être importunée par Eddy. Elle sentait que son équilibre psychique s’améliorait, que son taux de bonheur augmentait, que sa paix intérieure se reconstituait petit bout par petit bout. Mais la vie n’est pas simple, et il était écrit que la Mère-la-Brouette l’aurait un peu plus compliquée encore. Car la sœur d’Eddy rappliqua. Pour Debby, c’était de la faute de la Mère-la-Brouette si son frère était mort. Et que cette idée était suffisante et surtout que c’était le bon moment de lui faire payer ce crime, dans le sens financier du terme. Debby réclama de l’argent, menaça Adèle de la dénoncer à la police, et le fric, c’est tout de suite, autrement ça allait chauffer.
Jusqu’à présent, Adèle subissait, pliait, cédait, donnait. Mais cette fois-ci, sans aucune réflexion préalable, sans aucune concertation avec Gandhi, Curie ou Laïka, la Mère-la-Brouette changea sa façon de faire : elle résista, protesta, répliqua, se défendit. Debby fut prise au dépourvu et s’en alla. Adèle devait encore préparer sa soupe du lendemain. Ce qu’elle fit avec une énergie inhabituelle.
Le lendemain, c’était dimanche, jour de la soupe. Adèle réchauffa ses deux cocottes-minute et, une fois prête, partit avec sa brouette et son chat, heureuse comme une cantinière qui sait qu’elle va régaler son petit monde. Elle était presque arrivée, encore cent mètres avant la place Nassau, juste avant le bâtiment du collège Élisabeth du même nom, quand Debby surgit du néant pour aborder méchamment Adèle.
– Alors, ce fric, tu vas m’le donner ?
– Pousse-toi de mon chemin, grande Nigaude, ma soupe va refroidir.
– Quoi ? Nigaude ? Non, mais tu m’insultes ! Attention la vieille, faut pas m’chercher !
– Allez, laisse-moi, j’ai du travail et des gens qui m’attendent.
– J’m’en fous d’tes clodos. Donne-moi du fric !
– Tu n’auras rien. Sauf un bol de soupe si tu fais la queue comme tout le monde.
Là, c’en était trop pour Debby. Elle poussa violemment Adèle qui tomba sur le trottoir. Puis d’un coup de pied, elle renversa la brouette et son contenu. Elle allait se jeter sur Adèle pour la fouiller quand les habitués de la soupe, qui avaient entendu et vu l’altercation, arrivèrent en courant pour, en partie, aider la Mère-la-Brouette, en partie, sauver la soupe, en finalement aussi pour poursuivre la sale gamine qui venait de maltraiter une sainte femme. Adèle, toute choquée, ne savait plus quoi faire. Ses habitués s’organisèrent pour porter la brouette et la soupe au lieu habituel de la place Nassau, faire la distribution du précieux breuvage, et se cotiser afin d’offrir à Adèle un remontant au premier café de la rue du Ménil. Enfin, à trois, ils raccompagnèrent la brouette, le chat et Adèle jusqu’au Bout-du-monde.
Deux jours plus tard, Debby revint à l’attaque, cette fois-ci, à l’arrière du scooter d’un de ses copains. L’autre voyou avait l’air aussi bête qu’une armoire à glace. Debby était fière, et presque excitée, d’exposer ce paquet de jeunes muscles, espérant que la Mère-la-Brouette serait impressionnée. Adèle se garda bien d’ouvrir sa porte. Debby poussa des hurlements, demanda encore de l’argent, menaça de crever les yeux au chat sans queue. Adèle, qui serait contre elle son pauvre matou, lança un « Va-t-en, méchante fille ! ». Debby et son copain s’en allèrent non sans casser quelques carreaux des fenêtres de la maison à coups de gros cailloux. Adèle dut boucher les trous avec des cartons et des couvertures, et fermer les volets.
Il ne se passa pas trois jours que Debby, toujours aussi bien accompagnée et motorisée, revint pour exiger de l’argent. Adèle et son chat ne bronchèrent pas. Debby prit une bouteille d’essence. Elle en aspergea le contenu sur la porte de la maison et y mit le feu.
– On s’est dit qu’avec tes carreaux cassés, tu devais te les geler. Et comme on n’est pas des chiens, on est venu te réchauffer les pieds.
– Vous n’aurez rien, répondit quand même Adèle.
– Alors tu peux crever, la vieille !
Et Debby repartit comme elle était venue. Une fois le bruit de scooter inaudible, Adèle sortit par-derrière avec un seau d’eau pour éteindre le feu qui noircissait sa porte d’entrée. Après toutes ces émotions, Adèle s’affaissa, toute pensive, dans son fauteuil près de la cheminée. Elle ne pouvait regarder son panthéon sur le linteau. Elle pensait, contrairement à ses principes, qu’elle aimerait bien que Debby meure comme son frère. Car trop, c’est trop ! Adèle avait pensé toute sa vie que l’être humain est par nature bon et que, s’il ne l’est pas sur le moment, il est toujours possible de faire changer positivement cet état des choses. Mais il lui semblait que le cas de Debby était désespéré. Cependant si Adèle ne pouvait tuer, peut-être pouvait-elle agir sur le destin de son tortionnaire. Il était hors de question qu’Adèle frappe Debby avec le buste en bronze de Gandhi et quasiment impossible que la jeunesse aille se noyer ensuite dans une flaque d’eau devant la maison. D’ailleurs, il faisait si froid maintenant que la flaque d’eau était gelée. Cette dernière réflexion lui donna quand même une idée. Adèle passa donc le reste de la journée à jeter à intervalle régulier des seaux d’eau sur le devant de sa maison afin qu’une couche de glace se forme. La Mère-la-Brouette ne pouvait assassiner son bourreau, au moins pouvait-elle favoriser des accidents.
Au petit matin, l’accident se produisit, mais ce fut Adèle qui se retrouva les quatre fers en l’air, ayant oublié le verglas qu’elle avait favorisé. Encore heureux qu’elle s’en sorte avec seulement un gros bleu aux fesses. Elle eut l’idée de creuser un très gros nid-de-poule sur le chemin qui menait à sa maison, juste après un virage, là où les lois de la physique faisaient passer tous les deux-roues. L’avant du scooter devrait brutalement se bloquer dans la route abîmée et causer un accident.
Le lendemain, la Mère-la-Brouette entendit de l’animation au niveau du virage. Elle alla voir et fut accueillie avec bienveillance par un de ses voisins éloignés qui, à côté de son tracteur, réparait la route.
– Ah, bonjour Adèle ! Heureusement que je l’ai vu, ce trou, autrement vous alliez y tomber puisqu’avec votre brouette, vous ne pouvez rien voir devant vous. Encore un coup de ces voyous qui vous importunent.
Adèle réfléchit longuement pour trouver le moyen de favoriser un accident afin que Debby en pâtisse et le plus radicalement possible. Seulement, il n’est pas aisé de chercher à faire le mal quand on a passé sa vie à faire le bien. Une des qualités d’Adèle, la persévérance, lui permit de passer en revue pendant toute une soirée comment elle pourrait agir, mais chaque idée était rejetée. Répandre des punaises et autres petits clous sur la chaussée ? Adèle était sûre qu’elle finirait par s’y blesser, sans parler des maraîchers ou des simples promeneurs. Idem avec l’idée de tendre un câble en travers de la route à hauteur du cou d’un conducteur de scooter. D’ailleurs, le câble était trop criminel et s’éloignait du simple fait de favoriser seulement un accident. Même électrifier la poignée de la porte d’entrée allait au-delà d’un simple et très léger coup de main au manque de chance, et cela par ailleurs demandait des connaissances techniques qu’elle n’était pas certaine de maîtriser.
Non, décidément, Adèle ne pouvait nuire. Ce que le buste de Gandhi approuva, lui qui avait confiance en Adèle. Le portrait de Marie Curie souligna cependant que ce n’était pas une raison pour ne rien faire. Ce fut la chienne Laïka, ayant l’air de dire que si elle avait eu le choix, elle ne serait pas envolée dans l’espace, mais qu’elle serait quand même partie faire un tour ailleurs sur Terre, qui donna la solution à Adèle : ne plus faire face aux problèmes puisqu’elle ne pouvait pas toute seule les affronter. Ce que certains pouvaient considérer comme une lâcheté, d’autres auraient pu penser au courage qu’il fallait pour tout quitter, surtout quand on restait fidèle à ses principes. Adèle décida donc de partir en laissant derrière elle sa maison, son glanage, sa soupe (elle laisserait cependant la recette de celle-ci à ses protégés ainsi que le mode d’emploi du glanage dans les champs maraîchers), et surtout, laisserait sur place Debby la débile.
Quel soulagement d’avoir pris une telle décision ! Adèle retrouva d’emblée sa joie de vivre. Et avant de s’endormir béatement, elle fit la liste d’objets qu’elle emmènerait dans sa brouette. Il y aurait un peu de linge personnel, son panthéon, même si les deux cadres étaient fragiles et si le buste était lourd, du matériel de camping, et une boussole pour aller vers le sud où il fait plus chaud en cette saison. Elle utiliserait les couvertures et l’édredon qui servaient à maintenir ses cocottes de soupe au chaud pour passer ses nuits. Et évidemment son chat sans queue partirait avec elle. Adèle était si contente de sa décision qu’elle pensa qu’il était bon de fêter l’évènement avec son animal de compagnie, en faisant un bon repas juste avant de quitter sa maison.
Après une nuit sans aucune crainte de voir débarquer une bande de jeunes voyous alcoolisés, Adèle partit en ville avec deux objectifs : rechercher dans les rues de Sedan quelques-uns de ses protégés pour leur donner et la recette de la soupe et la meilleure façon de glaner les légumes aux Choux Cabus, ensuite acheter de quoi se mitonner un dernier repas au Bout-du-Monde. Elle rencontra les nécessiteux les plus sérieux de Sedan et leur transmit son savoir. Puis elle rentra chez elle avec de quoi faire un bon curry de poisson. Du poisson, pour une végétarienne ? Et puis zut, pensa Adèle, les pesco-végétariens, ça existe. Et si on avait envoyé des poissons dans l’espace pour voir comment ça nageait dans l’apesanteur, ce n’est pas la Mère-la-Brouette qui aurait mis à son panthéon un bocal avec un poisson rouge.
Pour avoir plus de goût dans son assiette, Adèle s’était dit qu’il valait mieux cuisiner le poisson tout entier avec tête, arêtes et même la queue. Il suffirait de retirer l’indésirable avant de se mettre à table. Elle se régalait d’avance en voyant mijoter son poisson et ses légumes dans le lait de coco doré par les épices du curry. Le chat miaulait d’impatience. Quand tout à coup, la bête se tut et alla se cacher sous un meuble. Debby était entrée sans frapper.
– Salut la vieille ! Me r’v’là ! Comme tu m’aimes bien, j’me suis dit que j’allais m’installer chez toi. Tu rangeras mes affaires comme il faut, hein ? dit-elle en posant sur la table un sac de sport.
Adèle resta calme et muette, laissant entrer Debby. Cette dernière aperçut la brouette prête pour le départ, et encore une fois, d’un coup de pied, renversa l’engin.
– Non, mais tu ne vas pas m’dire qu’t’allais mettre les bouts ? Hors de question ! Pas de vacances, la vieille ! Tu restes là ! Puisque tu veux pas me donner de fric, faut qu’tu t’occupes de moi, nom de Dieu ! Et si tu veux pas, j’me charge des oreilles de ton chat. T’as compris ?
Adèle ne répondit rien, s’assura que son chat était bien caché, et s’écarta du fourneau vers lequel Debby s’approchait.
– Et tu me feras la bouffe tous les jours. Et pas d’la soupe, bordel ! Tiens, mais qu’est-ce que c’est ? Oh la vache, tu nous cachais ça ! Ah dis donc ! Tu donnes de la soupe à boire aux autres, mais toi, tu bouffes des petits plats pas dégueu…
Debby prit la casserole et une cuillère, alla s’installer à table, et commença à manger en soufflant sur chaque cuillerée avant de l’enfourner sans trop mâcher.
Curieusement, la première pensée d’Adèle, ne fut pas pour le vol de son repas par un parasite insolent, mais pour le fait que son curry était mangé alors même qu’il n’était pas fini. Le mijotage n’était pas terminé, il fallait encore retirer la queue, les arêtes et la tête du poisson avant de servir. Mais aussi, Adèle aurait voulu ajouter encore un peu de vin blanc à son curry, car, selon elle, un tel mélange des cultures indienne et française ne pouvait avoir que du bon. Debby continuait à avaler le plat sans se soucier de l’importance du travail fini, quand brusquement elle cessa de manger, en ouvrant la bouche et les yeux, en produisant un son de dégoût, de douleur et d’impuissance. Une grosse arête venait de se coincer dans la gorge de la méchante fille. Debby essaya de se faire vomir. Sans succès. Elle plongea dans sa bouche le plus de doigts possible, sans pouvoir retirer quoi que ce soit. Folle de douleur, elle tapait sur la table comme pour appeler à l’aide, regarda la Mère-la-Brouette pour la supplier et tâcha de lui dire :
– … ait ..elque … ose… e … étrangl…
Mais Adèle reculait vers le fond de la pièce.
Debby était devenue toute pâle. Ses yeux commençaient à se révulser. Elle se leva et se dirigea vers Adèle, se cognant un peu partout, puis au front contre un mur. Ce qui finit par l’éblouir. Elle trouva la porte, l’ouvrit et courut dehors comme une aveugle désespérée à la recherche de n’importe quel soulagement, mais qu’on en finisse avec cette gêne horrible dans la gorge. Elle alla comme une zombie, les mains tendues vers l’avant, sans voir où elle marchait. Tant pis pour elle, car elle se dirigeait vers Givonne en prenant une trajectoire inhabituelle qui mène vers un dénivelé de terrain trop franc et peu praticable. Debby tomba, roula, buta plusieurs fois et finit par se frapper la tête contre une grosse pierre. Ce fut la fin d’une pauvre fille qui, dès sa naissance, avait manqué d’amour.
Cet incident convainc Adèle du végétarisme pur. Elle refusa même à son chat de lécher la casserole du curry. Comme le gendarme, qui vint lui confirmer le décès de Debby, le lui avait dit : elle n’avait plus rien à craindre maintenant. C’était vrai. Mais il était vrai aussi qu’Adèle n’avait jamais pris de vacances. Alors, Adèle enfila ses bottes fourrées, son grand manteau imperméable, n’oubliant pas son bonnet de laine rouge et bleue, avec pompon, et les gants assortis, prit sa brouette et son chat et, même si c’était encore l’hiver, partit à l’aventure, car pour l’aventure, il n’y a pas d’âge, ni de saison.
© Jérôme Paul 2020
© Annick Paul pour le dessin 2020
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