Il importait peu, finalement, de savoir si la limace géante des Ardennes avait le don d’invisibilité ou pas. Ce qui était important, c’était de connaître ses mœurs et surtout comment éviter ses brûlures.
J’avais déjà entendu parler de la limace éléphant, très grasse et surtout très grosse, longue de deux mètres au minimum. Mais ça, c’était une légende, une plaisanterie de veillées. L’autre limace, la géante des Ardennes, plus petite, mais déjà incroyablement grande et pourtant tout aussi fantastique, n’était pas un canular. Elle est bien réelle.
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Autant le dire tout de suite, la limace géante des Ardennes est vraiment une grande limace de plus de soixante centimètres de long, parfois pouvant atteindre le mètre vingt. Elle n’a rien à voir avec les loches qui peinent à dépasser le double décimètre. Par exemple, limax maximus, appelée aussi grande loche grise ou limace léopard, paraît bien naine à côté de limax supra ardenesis, c’est-à-dire la limace géante des Ardennes.
C’est à partir des traces gluantes laissées par la limace géante des Ardennes qu’on a supposé son existence. Celles laissées sur les arbres, celles autour des petits cadavres en décomposition et à moitié mangés. Des chasseurs trouvaient parfois des animaux d’honnête format, morts avec des traces de brûlures oblongues. On trouva même un jour un vieux cerf, dont la mort devait remonter à la veille, un surplus inhabituel de bave s’échappant de la gueule, avec trois traces de brûlures ovales, d’au moins soixante centimètres dans la longueur et plus, d’où partaient ces traînées gluantes.
La seule explication à ces phénomènes était donc d’imaginer l’existence de la limace géante des Ardennes. Et comme on ne l’avait jamais vue, on pensa tout simplement à l’invisibilité de l’animal. La faculté de ce gastéropode à se fondre dans la nature au point d’être invisible, c’était sa force, et notre faiblesse.
Personne n’a jamais réellement vu une telle limace, car, et je répète, elle n’est pas visible. Et ne parlez pas de mimétisme, ne me parlez plus de caméléonisme. Au début, j’ai douté, comme vous. Mais maintenant, je le sais : la limace géante des Ardennes n’est pas une légende : elle existe. Limax supra ardenesis n’est pas transparente : elle est invisible.
Mais avant de vous raconter comment j’ai rencontré un tel monstre, laissez-moi vous toucher quelques mots des mœurs de cet animal. Ces informations seront utiles pour mieux comprendre la suite.
Au cas où vous ne le sauriez pas, donc, la limace géante des Ardennes est arboricole. Elle est, comme de nombreuses limaces, mycophages. Mais elle ne se nourrit pas exclusivement de champignons. Elle est aussi saprophage, c’est-à-dire qu’elle affectionne particulièrement les matières organiques en putréfaction.
Limax supra ardenesis laisse une traînée gluante sur laquelle sont piégés de petits animaux tels les oiseaux, des souris ou des écureuils. Cette glu toxique tue les victimes assez rapidement et accélère leur décomposition et la production de pourriture. Mais cela constitue une faible partie de la nourriture ingérée par la limace géante des Ardennes.
Étant donné sa taille remarquable, elle affectionne des animaux de grand format. Voici comment elle procède : du haut d’une branche, elle repère une proie au sol ; quand un animal passe, chevreuil de préférence, elle se laisse tomber de l’arbre sur la victime. Avec de la chance, la limace est tombée sur les naseaux de l’animal qui finit étouffé. Très souvent, elle atterrit sur le dos de la bête qui se met à courir complètement affolée avec une sensation de brûlure. La victime devient rapidement folle de douleur et finit par mourir d’une crise cardiaque. La limace remonte dans les arbres en attendant que la putréfaction lui offre un repas plus facile à digérer.
Mon expédition n’avait pas pour but de capturer une limace géante des Ardennes, c’était de vérifier par moi-même son existence, malgré sa rareté, malgré son invisibilité. Enfin, c’était mon intention première, car finalement, revenir avec un spécimen, même mort, ne m’aurait pas déplu.
La seule véritable mention de la limace géante des Ardennes, je l’ai trouvée dans l’ouvrage d’un certain P. Dambroise : Monstres du massif ardennais, traité de cryptozoologie ardennaise. Il y est dit – je cite :
« Attention à vous, si vous recherchez la limace géante des Ardennes. Dès qu’elle se rend compte qu’on la piste, qu’on essaie de l’apercevoir ou au moins de percevoir ses traces, elle devient dangereuse. D’autant plus dangereuse qu’elle est invisible. Si vous vous trouvez juste en dessous d’elle, perchée sur une grosse branche, elle peut se laisser tomber sur votre visage (vous avez le nez en l’air), recouvrir toute votre face et vous étouffer, car vous ne pourrez la retirer. »
P. Dambroise ajoute : « La seule façon de voir une limace géante des Ardennes, c’est d’avoir l’occasion d’en découvrir une morte. Car en mourant, elle perd son invisibilité. Si vous en trouvez une, et si son état de conservation est acceptable, ramassez-la (avec des gants). Rentré chez vous, lavez-la à grande eau chaude vinaigrée. Préparez-la comme un foie de veau. La chair de la limace géante des Ardennes est délicieuse. Mieux que l’escargot de Bourgogne. Pas besoin de beurre persillé. Une tranche de cette limace poêlée vaut mieux que n’importe quel steak frites sauce au poivre vert pour vous requinquer. »
À partir de cet ouvrage, mais surtout d’histoires jugées invraisemblables, glanées ici et là sur les bords de la Meuse auprès des plus vieux pêcheurs, récoltées dans les derniers bistros des villages forestiers, avec des découpures de journaux qu’un vieux curé avait collectionnées pendant cinquante ans et qui racontaient des morts inexplicables avec brûlures au visage en plein bois, avec tout cela, je fis une triangulation qui me permit de cerner le territoire de la limace géante des Ardennes.
Dans un village alentour, je découvris un témoin : un fou, défiguré. La partie gauche de son visage était complètement ravagée : une peau ridée recouvrait un œil absent, un trou se trouvait à la place de l’oreille, une partie des cheveux avait disparu. On voyait la trace oblongue d’une limace géante des Ardennes. « C’était une petite ! » me précisa le fou.
Une fois sur sa proie, la limace géante des Ardennes agit comme une ventouse, qu’il est quasiment impossible de retirer sans emporter une partie de la surface couverte. La brûlure est intense. Généralement, cette douleur suffit à paralyser la proie. Dans le cas du fou du village, lors de l’attaque, à moitié aveugle, il se mit à courir sans voir où il allait et rencontra très rapidement le tronc d’un arbre. Le choc mit KO l’homme et tua la limace géante des Ardennes. C’est ainsi qu’on le retrouva : inanimé au pied d’un arbre, à moitié défiguré, et à ses côtés, il y avait une limace géante des Ardennes visible, car comme il a été précédemment dit, une fois morte, elle perd son pouvoir d’invisibilité.
Ce compte rendu de l’accident me fit faire une réflexion intéressante du point de vue scientifique. Enfin, une nouvelle énigme qu’il m’était impossible à résoudre : si limax supra ardenesis est invisible, elle ne devrait pas obstruer la vue ! Et pourtant, si ! C’est ce que le fou m’affirma. Quand la limace géante recouvrait son œil gauche, il ne pouvait rien voir de cet œil. Une invisibilité opaque ! En voilà un nouveau mystère ! Bref…
Je suivis le fou dans les bois, là où il disait y avoir des limaces géantes des Ardennes. Je m’étais équipé : bottes en caoutchouc, gants renforcés, sac de toile à trame en fil de fer et un parapluie à toute épreuve. Au début, le fou marchait normalement, mais progressivement il se mit à courir dans tous les sens. Le cinglé était en train de nous perdre.
Nous sommes arrivés dans une minuscule clairière, un trou de ciel, une nappe d’herbes et les arbres autour. « C’est là ! » me dit-il. « C’est là qu’elle m’a attaqué. Dans le ciel, il y avait la lune. Je l’ai regardée. Et alors, il y a eu la première attaque ; le jet acide, qui m’a fait reculer sous un arbre. Puis la deuxième attaque : la chute de la limace géante des Ardennes sur ma gonelle. »
Le sol de cette clairière était jonché de bois morts qui fournissaient un son osseux quand on marchait dessus. Il y avait là un vrai cimetière : des morceaux de squelette d’animaux, petits et grands aussi. Je reconnus la mâchoire inférieure d’un sanglier avec ses longues défenses et le bois d’un cerf à douze cors. La limace géante des Ardennes s’attaque à de belles bêtes. Le fou me montra un os rond : c’était un crâne humain.
Soudain, j’entendis quelque chose siffler de mon oreille droite, puis un bruit mat par terre. Je pris le fou par le bras pour reculer de plusieurs pas. Trop tard, le haut de sa jambe droite était touché. Il cria. Je ne voyais rien. Il prit un couteau et se l’enfonça dans la cuisse. Apparut alors une limace géante des Ardennes, transpercée par l’arme de chasse.
Je voulus m’emparer de la limace morte, la mettre dans un sac que j’avais apporté pour pouvoir montrer aux scientifiques la preuve tangible de l’existence de cet animal fantastique, quand on entendit autour de nous les mêmes sifflements suivis à terre de bruits mats. On subissait une attaque de limaces géantes. Je pris mon grand parapluie et je l’ouvris pour me protéger.
J’attirai le fou à moi. Sous le parapluie, on entendait plusieurs limaces géantes des Ardennes tomber dessus. Il devenait lourd à tenir d’une seule main. Je vis que la toile pourtant renforcée commençait à se dissoudre sous l’effet chimique de la bave acide des limaces. Il fallait quitter le lieu au plus vite.
Heureusement que nous avions de grandes bottes en caoutchouc, car le sol était jonché de limaces invisibles. En quittant la clairière, on a failli se casser la figure plusieurs fois tant le chemin était visqueux, recouvert par les gastéropodes géants. Et le fou qui boitait avec toujours sur sa cuisse une limace géante et un couteau planté ! « C’est encore une petite ! » me dit le fou.
D’une main ferme, je tenais mon parapluie alourdi, de l’autre j’entraînais mon compagnon loin de la clairière. En fait, je ne savais où aller. Nous arrivâmes à découvert dans une parcelle de bois récemment coupée et essartée. Le fou me demanda mon couteau. Il appuya sur ma main pour faire baisser légèrement le parapluie. Et hop, il donna un coup entre les baleines à travers la toile renforcée. Une ombre oblongue apparut sur le parapluie. Nous venions de tuer une seconde limace géante des Ardennes. « C’est une grande ! » ajouta le fou.
J’avais apporté des gants à triple couche, caoutchouc, toile et cuir. Je retirai le couteau de la cuisse de mon compagnon. Avec le même couteau, je décollai de sa cuisse la petite limace géante. Autant le couteau planté dans sa jambe ne semblait pas le faire souffrir, autant le décollage de la limace lui fit pousser des cris à perturber le brame des cerfs en automne. La toile de son pantalon avait disparu, comme dissoute, et la peau de sa cuisse semblait avoir été brûlée au troisième degré. La plaie due au couteau semblait cautérisée.
On retrouva par miracle le chemin du village. Je portais d’une main le sac renforcé avec les deux limaces géantes des Ardennes, et de l’autre, je supportais le fou qui boitait maintenant un peu plus. On arriva quand même chez lui. Il habitait une bicoque à l’écart. Il avait encore tout un stock de gazes à la pommade verte antiseptique qu’il avait utilisées lors de son accident à la tête. Je le soignai.
Nous avions maintenant deux preuves tangibles de l’existence de limax supra ardenesis. Il fallait en parler au monde entier. On pourrait faire un documentaire, plusieurs articles dans la presse générale et dans les revues spécialisées. Je me voyais déjà en train de parcourir la France, et même l’étranger, pour faire des conférences sur les limaces géantes des Ardennes. « Oh oh oh ! pas si vite ! » lança le fou qui, après un godet de gnole avait repris un peu ses esprits. « Avant toute chose, il faut en manger au moins une. J’ai pas failli perdre ma jambe pour rien. »
Il est vrai que l’idée de manger un bout de limace géante des Ardennes me tentait aussi énormément. La curiosité gastronomique me titillait plus que de coutume. À croire que la satisfaction du ventre est plus forte que la reconnaissance sociale. Je proposai la chose suivante à mon hôte : nous garderions la plus petite limace des deux pour la gastronomie, et je pourrai envoyer la plus grande au Muséum d’histoire naturelle de Paris. Il accepta, mais l’inverse : on dégusterait la grande, on expédierait la petite. Marché conclu.
Ce fut un vrai régal. Plus crémeuse qu’une tranche de foie gras. Et d’un parfum tout à fait nouveau, merveilleux et indescriptible. Si légère à digérer qu’on cuisina jusqu’aux derniers grammes la plus grande des deux limaces géantes des Ardennes. Il nous fallut de la volonté pour ne pas mordre dans la seconde limace.
Je dormis dans le salon, sur le canapé branlant du fou. Le lendemain, je sortis du réfrigérateur le spécimen restant que je plaçai dans un seau en plastique avec fermeture hermétique trouvé dans le bazar de la bicoque. J’y vidai plusieurs bouteilles d’alcool fort, certainement illégal et imbuvable, remonté de la cave. Je fermai du mieux possible le couvercle avec un gros ruban adhésif, logeai le tout dans un carton, y plaçai un mot à l’intention du directeur du Muséum d’histoire naturelle de Paris. Et me dirigeai vers la poste, tout fier de moi. J’attendis longtemps que le Muséum d’histoire naturelle me contacte. En fait, j’attends toujours. J’ai appris par des moyens détournés que le directeur de cette institution n’avait pas apprécié le colis que je lui avais envoyé, qu’il avait pensé à un mauvais canular et qu’il avait demandé à son assistant d’aller balancer le contenu du seau dans les toilettes. L’assistant alla jeter le tout à la Seine. Comme quoi, on ne peut pas faire confiance aux Parigots.
(c) Jérôme Paul 2021
01/03/2021 at 9 h 10 min
Bartelt n’est pas loin !
01/03/2021 at 17 h 07 min
Merci du compliment !