Avant de s’interroger sur ces vallées singulières, arrêtons-nous un instant sur ce titre insolite : « Vaux étranges »

Tout y est ou presque, peut-on se dire après avoir lu le livre d’André Dhôtel (1986, Gallimard) : des vallées ardennaises, leurs curiosités, leurs mystères, et un goût prononcés pour les mots, ou mieux, pour le langage. Avant la lecture, la quasi ‘anormalité’ de ce pluriel vieilli, associé à cet adjectif inquiétant, fait que le titre vous invite fortement à ouvrir le livre et à en commencer la lecture.

« Je ne puis vous conseiller de chercher sur une carte les lieux dont il est question dans cette histoire. »

Même si le narrateur, dès la première ligne, nous dissuade de chercher à localiser le lieu de l’action, tout Ardennais (et le chroniqueur de la Cacasse littéraire le premier) se fait facilement une idée approximative de l’endroit où pourrait se situer le village imaginaire de Chavière. Dans les Ardennes, évidemment, non loin de la frontière belge comme le stipule le texte, dans l’une des deux vallées, de la Meuse ou de la Semoy, à une distance acceptable à vélomoteur de Charleville.

« Ses pentes sont dominées par des rochers qui ont joué un rôle capital et demeurent en vérité les seuls témoins de la fable locale. »

Au-dessus du village sont accrochés de gros rochers qui rappellent un château. La Vallée de la Meuse compte de nombreuses roches qui surplombent le fleuve, mais on pense surtout à Roc-de-la-Tour, même si Dhôtel joue avec tous ces éléments de paysage pour constituer la toile de fond de son roman. Un décor humide et verdoyant, tout en relief pour le lecteur étranger, mais un paysage familier pour le lecteur ardennais. Pour ce dernier, de quoi s’y sentir à l’aise et pouvoir affronter calmement l’étrangeté promise par le titre.wikimedia commons

Au-delà de la farce régionale

Qu’y a-t-il d’inquiétant dans Vaux étranges ? Certainement pas l’histoire qui sert d’argument au roman ! Les édiles du village décident de relancer l’économie locale par le tourisme. Le rocher-château au-dessus du bourg et sa légende de seigneur fâché ainsi que d’un fantôme font l’affaire. Le folklore et la beauté particulière du lieu attirent pour un temps les touristes. Mais il semblerait que les légendes touristiques, selon l’expression de Dhôtel, aient une date de péremption. On pourrait friser la farce régionale, et il n’aurait pas été nécessaire de faire un livre aussi dense, si André Dhôtel ne mettait en avant l’idiot du village, personnage central du son livre : Désiré Belcant.

Un collectionneur de mots et de futilités

Désiré est un véritable dictionnaire ambulant, non pas pour les définitions, mais pour la nomenclature. Il collectionne les mots. Il a une sympathie pour les vocables rares comme un enfant pourrait s’intéresser à un caillou pour sa forme inattendue.

« Quand on ne fait rien, et qu’on promène ses regards alentour on a envie de chercher des mots aussi surprenants que les choses. »

Grâce à cette attirance pour les mots, il finit par obtenir un emploi de correcteur au journal régional. Mais les mots sont, comme les pierres d’un chemin, une partie du paysage. Un paysage recréé par son regard sur les choses qu’il sait voir et que ne regardent pas ses contemporains.

« Il s’intéressait à n’importe quel incident futile qui échappait à tous, ne serait-ce que le son d’un mot. »wikimedia commons

« La passion d’attraper des choses surprenantes sans le moindre but »

Désiré développe sans s’en rendre vraiment compte une spiritualité des choses de la nature, un détachement du cours régulier des préoccupations de ses contemporains. Et pourtant, il ne semble pas toujours conscient de ses choix. Est-ce de l’idiotie ou une grande spiritualité : Désiré n’a jamais obéi, « mais pas par caprice ni par un souci d’indépendance. Simplement il ne comprenait pas pour quelle raison obéir ou ne pas obéir. Alors il faisait n’importe quoi. » Mais ce n’importe quoi, c’est le jugement de ses contemporains.

Désiré, c’est l’autre regard, celui qui perçoit un autre monde que peu conçoivent. « Désiré, au lieu de voir les choses dans l’espace, regardait le dessin de l’espace autour des choses… ». Puisque Désiré Belcant ne semble pas être toujours conscient de sa façon d’être, de sa manière de faire, il semblerait que ce soit l’auteur qui, au crépuscule de sa vie, mène par son intermédiaire une quête spirituelle. Dhôtel tâche ainsi de nous montrer le monde différemment. Il nous invite à suivre, à comprendre la perception des choses par Désiré comme une leçon de méditation, de pleine conscience. Avec Désiré, nous découvrons « des lieux dépourvus du moindre caractère et dont un examen attentif révèle l’aspect exceptionnel. » En créant le personnage de Désiré Belcant, en suivant sa manière détachée et très particulière de percevoir le monde, Dhôtel semble atteindre à la fin du roman comme une quiétude, comme si l’écriture de l’un de ses derniers livres était devenue une forme de méditation.

Savoir prendre son temps

Le roman d’André Dhôtel n’est pas un livre pour gens pressés. Ce serait plus un roman pour les amateurs de poésie. Autant dire que sa lecture demande un certain effort, de celui que des lecteurs exigeants sont capables de fournir. Alors que doit dire le chroniqueur de la Cacasse littéraire qui se préoccupe de promouvoir les lettres ardennaises auprès du plus grand nombre ? Vous l’aurez compris, Vaux étranges n’est pas un roman qu’on lit facilement, et en cela, son accessibilité n’est pas vraiment populaire. C’est un roman qu’on peut aussi goûter à petites doses, parfois pour profiter de l’histoire, de temps en temps pour s’inviter à la réflexion, voire à la méditation. C’est aussi un regard remarquable sur une partie des Ardennes. Et rien que ça, il mérite le détour.

Pour les amateurs, je signale l’existence de La Route inconnue, qui est l’Association des amis d’André Dhôtel : http://www.andredhotel.org/

Photos Wikimedia commons, Roc de la Tour, par Jean Melis, Vallée de la Meuse Bogny Monthermé, par Thierry Fricotteaux