J’ai du mal à ne pas dire de bien d’un livre. Mais parfois, il est nécessaire de rappeler certaines choses pour le bien des Lettres Ardennaises. Il y a quelque temps, je parcourais le rayon régional de la librairie Rimbaud à Charleville, quand un titre et sa couverture ont retenu mon attention. Sur la couverture, la photo d’une marionnette à fils, et le titre A minuit, il sera trop tard, catégorisé ‘polar’ (paru en 2016). Charleville oblige, je pense tout de suite à un polar se déroulant pendant le Festival de marionnettes. Le titre présage de l’action ou du moins une course, un suspense. La quatrième de couverture confirme le polar régional, et ça me plaît. J’ouvre le livre et je lis la première phrase. J’accorde beaucoup d’importance aux premières phrases. Celle-ci n’est pas très originale : « Ce matin de la fin août, Éric Chabot ne se doutait pas que sa vie allait changer radicalement. » Mais un effort a été fait pour accrocher le lecteur. J’achète.

Ce que l’on doit saluer

Voilà donc des éléments prometteurs. Ce qui est remarquable aussi, c’est qu’une écrivaine, Lucie Durand, se donne la peine d’écrire un polar ancré dans le département, et de publier. Le fait de situer l’action pendant le Festival de marionnette est doublement futé : on peut toucher les lecteurs ardennais ainsi que tous les visiteurs francophones du festival. Un petit marketing bien mené avant et pendant le Festival pourrait assurer (a pu peut-être assuré) de bonnes ventes. L’écrivaine est passée par les Éditions de l’Onde, un éditeur à compte d’auteur, qui produit des objets de bonne facture. Le prix, 17 euros, n’est pas très populaire, mais malheureusement, c’est la loi du marché (même si on pourrait faire autrement). Bref, voilà dans l’ensemble des éléments positifs qui devaient m’assurer une bonne fin de semaine.

Cependant mon enthousiasme s’arrête là. Car de retour chez moi, en feuilletant un peu plus le livre, je me rends compte que le texte est constitué d’un bloc de 152 pages sans aucun chapitre, sans aucun paragraphe. Aucune ligne blanche pour permettre aux lecteurs de reprendre son souffle ! Une seule exception, à la page 129 avec un saut de paragraphe. Est-ce l’intention de l’auteur ou une maladresse ?

Confusion de genre

En littérature, tout est permis en fin de compte, à condition que l’auteur y donne un sens. De même, le genre polar, pourtant assez défini, peut se décliner de diverses façons. Le polar sentimental existe. Dans A minuit, il sera trop tard, nous avons du sentiment. Beaucoup de sentiments. Peut-être un peu trop à mon goût, proportionnellement au côté polar. Les 20 premières pages tiennent plus du roman sentimental que du polar. Certes, l’auteur a peut-être ses raisons. C’est peut-être nécessaire à l’intrigue, à la description psychologique des personnages, à la peinture d’une atmosphère. Malheureusement, au fil de la lecture, je n’ai pas su saisir l’intérêt de ces déploiements sentimentaux (la couverture du livre porte bien la mention ‘polar’ et non autre chose).

Après ces premières pages, la romance sentimentale est poursuivie, parfois de façon que je trouve un peu mièvre quand le personnage principal s’adresse directement à sa défunte mère en donnant du ‘maman’ par-ci, du ‘maman’ par-là (même quand il parle de la fête des mamans…). Idem quand ce personnage, devenu parisien, rencontre par hasard un vieil oncle dans les Ardennes, il fond en larmes, ne parle que de son tonton. Avec sa maman et son tonton, il semblerait que l’auteur veuille peindre avec son personnage principal une image idéalisée quasi féminine de l’homme telle que certaines lectrices sentimentales l’aiment ou le rêvent. On est dans le roman à l’eau de rose, et non dans le polar. Encore une fois, pourquoi pas, mais alors, il aurait fallu ne pas tromper le lecteur en affichant le terme polar sur la couverture, et cibler carrément son lectorat en caractérisant l’ouvrage de polar sentimental, ou mieux de roman sentimental.

Malmener le lecteur de polar

Est-ce un problème si, dans un roman policier, l’action proprement policière ne commence qu’après la première moitié du livre ? Ma réponse est : oui, c’est problématique ! Ou l’on fait un roman non catégorisé et alors tout est possible, mais tout devient beaucoup plus difficile à bien réaliser ; ou l’on fait un polar (comme l’indique la couverture) et on respecte les lois du genre. Celles-ci demandent en général d’entraîner assez rapidement le lecteur vers l’action. L’action criminelle apparaît ici à la moitié du livre. Le personnage principal découvre dans la chambre d’hôtel attenante à la sienne, le corps d’une femme inanimée. Un commissaire se présente deux pages plus loin. Quand le personnage trouve la morte dans la chambre d’hôtel, on apprend avec lui que « Le fauteuil avait été renversé, l’occupante de la chambre était allongée sur son lit, un bras pendant du côté droit. » Quelques secondes plus tard, le personnage principal appelle la réception de l’hôtel car « cette personne a peut-être besoin d’aide, elle n’est peut-être pas morte. » Très bien. Seulement, vers la fin du roman, on peut lire, sur les notes du commissaire : « Morte poignardée de vingt-huit coups de couteau, meurtre d’une grande cruauté, violence. » Et là, on comprend que l’auteur n’a pas dû écrire un plan détaillé de son roman policier.

On se demande si ce roman policier n’est pas né de quelques idées et d’une narration intérieure proche de la rêverie, c’est-à-dire, sans véritable structure. Alors que le roman policier est un genre qui demande de structurer énormément son histoire, sous peine de produire des inconséquences. Une manière classique de fabriquer un polar est d’abord de se raconter les évènements chronologiques qui aboutissent au crime, à une victime. Cette partie-là est exclusivement réservée à l’auteur. Celui-ci construit ensuite son récit en tâchant de remonter dans le temps à partir du corps de la victime pour aboutir au criminel, à l’explication rationnel du crime. Un départ d’intrigue policière raté et une structure narrative négligée, voilà le lecteur de polar malmené.

L’ancrage régional

S’il fallait définir l’essence d’une littérature régionale quelle qu’elle soit, ce serait évidemment par son ancrage régional : un ancrage évidemment géographique, mais aussi culturel. Ainsi, pour qu’un roman participe de la littérature ardennaise, il est quasiment indispensable que l’action se déroule dans le territoire ardennais. Pour cela, il suffit de nommer au moins une localité et y faire évoluer ses personnages. Le fait de donner des précisions géographiques enracine d’autant plus le roman. Les références culturelles viennent dès lors de façon assez naturelle : la gastronomie, l’histoire, le parler local (sans pour autant faire un livre patoisant). Le problème qui peut se poser à l’auteur débutant, c’est le dosage.

Surdoser le caractère régional risque de ruiner la crédibilité de l’ouvrage. On tombe dans la caricature, et quand celle-ci n’est pas recherchée… c’est douloureux. Une forte dose peut parfois passer s’il y a volonté humoristique. Mais c’est délicat.

Dans A minuit il sera trop tard, il y a une surdose maladroite qui discrédite l’ouvrage. Ainsi, le personnage principal, parisien originaire des Ardennes, à peine a-t-il remis les pieds dans le département qu’il planifie quelques pèlerinages en l’espace d’un après-midi. À croire que la vie à Paris vous fait perdre le sens des réalités provinciales, car ce personnage veut, entre le déjeuner et le dîner visiter : le cimetière à Donchery où est enterrée sa mère (pardon, sa maman !), la Maison de la Dernière Cartouche à Bazeilles, la tombe du soldat Trébuchon à Vrigne-Meuse, le Château Fort de Sedan, et finir par la cathédrale de Reims, sans oublier le musée Rimbaud à Charleville. Le dépliant touristique n’est pas loin. Tout ça en un après-midi ! Ce n’est même pas drôle, c’est maladroit.

L’indispensable relecture

Enfin, quand on écrit un roman, qu’il soit polar ou autre, il est nécessaire de se relire. Cela est évident, mais il me semble ici nécessaire de le rappeler. L’écrivain qui pond 160 pages, 250 pages ou plus passe un temps assez considérable seul à produire son œuvre. Seul, le nez dans le guidon. Il est quasiment inévitable qu’il produise ici et là quelques coquilles. La relecture à chaud permet d’en corriger un bon nombre, mais pas toutes. La relecture à froid est indispensable. Il suffit de mettre son manuscrit dans un tiroir et l’oublier plusieurs semaines afin, calmé, de le reprendre ensuite. Cette relecture à froid est une seconde écriture. Une autre façon de relire son texte est de faire appel à un lecteur de confiance qui pourra relever les coquilles et autres inconséquences de l’ouvrage.

Les inconséquences dans le livre dont il est ici question sont malheureuses. Sans vouloir accabler l’auteur, je ne peux résister à en citer quelques-unes.

Le chat du personnage principal s’appelle Papyrus au début, et il est rebaptisé Mickey 100 pages plus loin.

Il faut absolument éviter les inconséquences temporelles au risque de perturber le lecteur. Au premier tiers du roman, on apprend que l’action se passe en 2014, et quinze pages plus loin, le personnage principal date une lettre au 20 septembre 2005.

Et voici une autre erreur temporelle, page 59, que l’on peut qualifier de perle : « Voici Béatrice, ma nouvelle compagne depuis trois ans maintenant. Je l’ai rencontrée lors de mon dernier voyage, l’année dernière ».

Il faut non seulement maîtriser le temps, mais aussi l’espace. Surtout dans un polar où la précision peut être un élément crucial dans la résolution du problème. La morte est trouvée dans la chambre d’un hôtel de Charleville au milieu du livre, mais cette chambre est située vers la fin du livre à Donchery !

Une dernière erreur, celle-là aussi géographique, (et c’est dommage pour un polar régional), c’est de situer la Maison de la Dernière Cartouche à Vrigne-Meuse. J’entends déjà les Bazeillais et tous les régiments de marsouins hurler ! Pourtant bien avant cette bourde, l’auteur situe comme il faut la Maison de la Dernière Cartouche, et rappel qu’à Vrigne-Meuse est enterré le dernier soldat mort juste avant l’Armistice du 11 novembre 1918. Une bonne relecture aurait évité le tête-à-queue.

Ce qu’il faut donc faire pour rater un polar régional

Il y a bien des points fâcheux qui ressortent de la lecture de ce livre écrit comme un peintre du dimanche s’essaierait à la technique du couteau sans suivre de cours de peinture. Mais ce qui, en fin de compte, est le plus regrettable, c’est de n’avoir pas su exploiter le Festival mondial de marionnettes. Celui-ci est à peine traité, ce qui est vraiment dommage, car l’imagination devrait piétiner d’impatience devant une telle ressource pour pondre une intrigue intéressante.

Donc, en résumé, que faut-il faire si on veut rater un polar régional :

– oublier l’importance d’un plan narratif (surtout pour un polar) ;

– ne pas se soucier de la promesse du titre et de la couverture ;

– confondre le polar avec le roman sentimental ;

– écrire d’une traite sans se relire ;

– surdoser ridiculement l’ancrage régional.

Je ne me moque pas. Je salue encore une fois l’initiative de Lucie Durand d’avoir voulu faire un roman ardennais. Car, au moins, elle a agi, contrairement à la passivité ronchonne de la plupart. Je lui conseillerais seulement de reconsidérer le travail d’écrivain et de se former dans un atelier d’écriture ou auprès d’un mentor ; il n’y a aucune honte à cela.

 

Pour entrer dans l’atelier de fabrication de polars,

lisez donc l’ouvrage d’Henrik Lange

« Comment écrire un polar suédois sans se fatiguer »

Ami(e)s du roman policier régional, (re)lisez la chronique de la Cacasse littéraire sur la première enquête du Sanglier :

La ferme isolée, du commissaire (Fabrice) Paulus